LeMazet-Saint-Voy | SociĂ©tĂ© dâHistoire de la Montagne. « Georges Bernanos, histoire dâun homme libre », ou lâaventure singuliĂšre dâun auteur engagĂ© ActualitĂ© DĂ©partements Sport Long format Culture
GeorgesBernanos, Histoire d'un homme libre (TV Movie 2020) Parents Guide and Certifications from around the world. Menu. Movies. Release Calendar DVD & Blu-ray Releases Top 250 Movies Most Popular Movies Browse Movies by Genre Top Box Office Showtimes & Tickets In Theaters Coming Soon Movie News India Movie Spotlight. TV Shows . What's on TV & Streaming Top
PourBernanos, François d'Assise, Jeanne d'Arc et ThérÚse de Lisieux incarnent l'homme libre, l'homme fidÚle à l'honneur et résolu à payer de sa vie son adhésion à la liberté contre tout systÚme totalitaire. L'évocation du martyre de la jeune Lorraine brûlée vive constitue un vibrant plaidoyer pour la défense de la liberté et un rempart contre la future barbarie Ainsi
dĂ©marchedu âchrĂ©tien Bernanosâ dans sa quĂȘte dâune intelligibilitĂ© dâordre supĂ©rieur du cours de lâhistoire, dâun rythme spirituel cachĂ© dans la succession des Ă©vĂ©-nements auxquels sont plus sensibles que dâautres les hommes de foi et dâamour. Nous avons vu
JZnY9. 1 Ă lâheure oĂč jâĂ©cris, une gĂ©nĂ©ration sâen va. Celle qui a connu lâoccupation nazie et, pour une part, subi la solution finale de la question juive » par lâAllemagne hitlĂ©rienne, tĂ©moin ou victime des arrestations de juifs et de la disparation de familles entiĂšres dont plus aucune trace nâa survĂ©cu. Ă mesure que les annĂ©es passaient dans le monde redevenu normal, le traumatisme dâavoir vĂ©cu une telle souffrance impensable, doublĂ©e de lâinjustice dâavoir Ă©tĂ© abandonnĂ© de lâhumanitĂ©, ne sâest jamais apaisĂ©. 2 Ă lâapproche de la mort maintenant, la crainte que tout cela ne se rĂ©pĂšte, que le plus jamais ça » nâait plus aucune signification, grandit. Partir sans assurance quâune luciditĂ© demeure, parmi les vivants, pour les engrenages de la haine menant aux exterminations de masse, sans espoir que la connaissance du passĂ© vienne armer les sociĂ©tĂ©s prĂ©sentes, sans certitude que les leçons de lâhistoire seront entendues, est une torture. Une torture que nous leur infligeons par notre passivitĂ© individuelle et collective devant des faits inacceptables, le retour de la haine des juifs 3 Car voici quâen moins dâune dĂ©cennie trois Ă©pisodes sont venus confirmer que la France, complice Ă travers lâĂtat français de Vichy de la solution finale [1] », nâavait rien appris du plus obscur du passĂ© national. En janvier 2014, des Mort aux juifs » ponctuent les manifestations organisĂ©es Ă Paris contre le mariage pour tous. Les mĂȘmes cris sont entendus quatre ans plus tard lors des premiĂšres manifestations de Gilets jaunes » dans la capitale, en dĂ©cembre 2018. Trois ans encore et une nouvelle flambĂ©e de haine antisĂ©mite avec les manifestations de lâĂ©tĂ© 2021 contre la vaccination pour la Covid 19. Cette dĂ©cennie que nous subissons intervient aprĂšs une sĂ©rie dâassassinats prenant les juifs pour cible, Ilan Halimi le 13 fĂ©vrier 2006, trois enfants et un professeur de lâĂ©cole Ozar Hatorah Ă Toulouse le 19 mars 2012. Ils succĂšdent aux attentats rue des Rosiers et Ă la synagogue de la rue Copernic. Ils se poursuivent dans la derniĂšre dĂ©cennie avec les assassinats de lâHyper Cacher de Vincennes le 9 janvier 2015, de Sarah Halimi le 4 avril 2017, de Mireille Knoll le 23 mars 2018 [2]. 4 En dĂ©pit des dĂ©clarations les plus fermes, des avertissements les plus Ă©loquents, de lâaction dâinstitutions dĂ©diĂ©es, de lâĂ©tude Ă marche forcĂ©e de lâantisĂ©mitisme, rien ne fait. Lâexpression antisĂ©mite se rĂ©pand, la banalisation progresse, la violence sâaggrave, les digues cĂšdent. Les entreprises de faussaires se multiplient, la derniĂšre contestant la complicitĂ© de Vichy dans la solution finale ». La dĂ©portation des juifs assumĂ©e par le rĂ©gime ne pouvait mener quâĂ lâextrĂȘme â personne ne pouvait lâignorer avec le nazisme et son antisĂ©mitisme consubstantiel â pour ces populations livrĂ©es Ă lâoccupant. Est-ce exagĂ©rer les faits, culpabiliser les Françaises et les Français en leur rappelant de pareilles indignitĂ©s nationales et en les rapprochant des drames prĂ©sents ? 5 Quand les faits antisĂ©mites, aussi graves soient-ils, sont pris isolĂ©ment, ils peuvent peut-ĂȘtre Ă©chapper Ă lâinterrogation critique, rester Ă©trangers Ă lâesprit de raison. Ils demeurent Ă la merci des minimisations, des dĂ©nĂ©gations mĂȘmes. RapprochĂ©s, ils font sens, ils montrent des Françaises et des Français transformĂ©s en ennemis parce que juifs, prĂ©cipitĂ©s dans des morts odieuses. Câest le rĂ©sultat de lâobsession antisĂ©mite des uns et du passage Ă lâacte des plus radicaux. Accepter cette rĂ©alitĂ© de longue durĂ©e est un acte de luciditĂ© et le contraire de lâabaissement. La luciditĂ© libĂšre et mobilise les volontĂ©s. Lorsque lâhistorien et philosophe Ălie HalĂ©vy rĂ©vĂšle publiquement en 1936 que le vĂ©ritable dĂ©fi lancĂ© aux dĂ©mocraties nâest pas la seule menace fasciste et nazie, mais lâensemble des tyrannies allant jusquâĂ Moscou, il nâaccroĂźt pas leur fragilitĂ©. Il leur donne, Ă lâinverse, les moyens intellectuels de penser et dâorganiser leur rĂ©sistance Ă lâĂšre des tyrannies [3] ». 6 Il est temps de combattre la menace antisĂ©mite, de protĂ©ger celles et ceux qui sont visĂ©s par ces violences dâun passĂ© insoutenable, inimaginables quand on mesure quâelles sont revenues un demi-siĂšcle seulement aprĂšs la catastrophe de la Shoah et lâaffirmation solennelle, au retour des dĂ©portĂ©s des camps de la mort, du plus jamais ça ». Lâentreprise gĂ©nocidaire nâa pourtant jamais cessĂ©. Les proclamations ont Ă©tĂ© vaines. Si la connaissance sâest efforcĂ©e dâavancer, parfois dans un dĂ©sert tant le refus de savoir Ă©tait grand â on lâa vu avec le gĂ©nocide des Tutsi de 1990-1994 â, la conviction quâavec elle le monde serait immunisĂ© contre la tentation raciste et antisĂ©mitisme sâest transformĂ©e en illusion fatale. On sâest cru protĂ©gĂ©s, dâautant quâen parallĂšle aux pouvoirs du savoir se dressaient les forces du droit. Mais ni les uns ni les autres nâont pu agir comme on lâavait espĂ©rĂ©. On est demeurĂ©s avec des certitudes sans exactitude, cette valeur Ă laquelle Albert Camus exhortait les sociĂ©tĂ©s afin de sâĂ©difier, moralement et intellectuellement, dans la vĂ©ritĂ© et la responsabilitĂ©. Elle signifie non seulement de nommer le rĂ©el, mais aussi de le dĂ©finir et de lâhistoriciser afin dâĂ©chapper Ă la domination de lâhistoire qui se fait sans les ĂȘtres, et mĂȘme contre eux. 7 Sans retour critique sur ses usages sociaux et politiques, sans conscience claire des limites de sa vertu intellectuelle et morale, la connaissance se rĂ©vĂšle impuissante Ă comprendre les prĂ©cipices au long desquels chemine lâhumanitĂ©. Pire, en sâaffirmant comme un rempart Ă la destruction des sociĂ©tĂ©s alors quâelle nâen dĂ©ployait pas suffisamment de moyens, elle a laissĂ© croĂźtre lâillusion que le plus jamais ça » Ă©tait une rĂ©alitĂ©. Avec elle, lâexpression de lâantisĂ©mitisme perdait sa dimension de prodrome Ă lâextermination de masse des juifs, de mĂȘme que le ciblage racial de population matrice de processus gĂ©nocidaire. La rĂ©alitĂ© de lâun comme de lâautre apparaissait dĂ©connectĂ©e de ses possibles. Une autre limite affectant les pouvoirs de la connaissance a dĂ©coulĂ© dâune seconde singularitĂ© historiographique, cette fois portant sur les Ă©tudes relatives Ă lâantisĂ©mitisme, nombreuses, mobilisant des chercheurs en sciences sociales et des Ă©quipes de recherche dynamiques. LâantisĂ©mitisme y est traitĂ© dans la longue durĂ©e historique comme dans sa complexitĂ© sociologique et ses ressorts psychologiques. 8 Sur ces importants travaux, deux critiques peuvent nĂ©anmoins ĂȘtre Ă©mises, sans remettre bien sĂ»r en question la validitĂ© dâune telle connaissance produite depuis que lâantisĂ©mitisme sâest rĂ©vĂ©lĂ©, dans la seconde moitiĂ© du xixe siĂšcle, comme une menace grandissante pour un groupe humain et sa survie â tant sociale et culturelle que physique et matĂ©rielle [4]. La premiĂšre porte sur des hĂ©sitations Ă ramener lâantisĂ©mitisme vers la Shoah, avec lâargument quâune telle confrontation paralyserait la rĂ©flexion sur les phĂ©nomĂšnes antisĂ©mites contemporains et culpabiliserait Ă outrance leurs auteurs. La seconde critique concerne la disparition presque complĂšte dâun angle dâĂ©tude centrĂ© sur les rĂ©ponses opposĂ©es Ă lâantisĂ©mitisme. LĂ©on Poliakov avait assumĂ© lâune et lâautre de ces perspectives dans son Ă©tude de rĂ©fĂ©rence, lâhorizon de la solution finale » comme les formes de lutte dans lâhistoire [5]. Bien sĂ»r, lâapprofondissement de la connaissance du phĂ©nomĂšne est dĂ©jĂ un moyen de lutte on ne combat que ce que lâon connaĂźt bien. Mais ces luttes sont Ă peine retenues par lâhistoire. La Shoah a pu laisser penser quâelles avaient Ă©chouĂ©. Ou bien quâelles nâavaient pas de rapport avec les menaces antisĂ©mites dâaujourdâhui. En est-on si certain, en particulier pour celles qui relĂšvent du grand Ă©vĂ©nement de lâaffaire Dreyfus, face Ă un antisĂ©mitisme de tout premier plan ? 9 ĂmergĂ© Ă la fin du xixe siĂšcle, exploitant les libertĂ©s dĂ©mocratiques pour mieux les asservir Ă sa cause, lâantisĂ©mitisme moderne fait passer la haine des juifs dâune tradition antijudaĂŻque Ă une doctrine de masse, inscrite dans la modernitĂ©, la pensĂ©e et la politique. Elle devient de fait beaucoup plus difficile et pĂ©rilleuse Ă combattre. Toute la pĂ©riode contemporaine le dĂ©montre jusquâĂ nos jours. LâantisĂ©mitisme tĂ©tanise lâesprit public, impose ses mots et ses peurs Ă la sociĂ©tĂ©, dĂ©fait les barriĂšres morales qui le contiennent, Ă©puise les Ă©lites attachĂ©es Ă comprendre le phĂ©nomĂšne en les Ă©loignant de lâĂ©tude des combats qui lâont dĂ©fiĂ© au moment mĂȘme de son Ă©mergence. Lâhistoire de cette fin de xixe siĂšcle a encore beaucoup Ă nous apprendre, quand une authentique rĂ©sistance Ă lâantisĂ©mitisme sâest jouĂ©e lĂ , faisant dâun tel combat commun un fondement de la sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique en construction et la base des progrĂšs de libertĂ© en RĂ©publique. 10 Aussi lâoubli de la lutte frontale contre la haine des juifs, lâabandon de la bataille contre lâantisĂ©mitisme ne contribuent-ils pas seulement Ă les renforcer, Ă leur offrir des espaces mortifĂšres dâimpunitĂ© et leur permettre de nourrir toute forme de racisme contemporain. Ces renoncements percent au cĆur de la sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, touchent ce que nous sommes au plus profond de notre conscience, de notre rapport Ă lâhumanitĂ© et au monde. Les hommes et les femmes qui ont menĂ© des combats dĂ©cisifs contre lâantisĂ©mitisme Ă la fin du xixe siĂšcle, qui ne les ont pas oubliĂ©s et qui en ont transmis le sens et la dignitĂ© savaient quâavec les forces de la raison et du savoir, ils dĂ©finissaient les fondements de la dĂ©mocratie rĂ©publicaine en train de naĂźtre. Ces combats, qui sont comme une enfance rĂ©publicaine, rĂ©vĂšlent lâimportance de se porter au-devant de lâantisĂ©mitisme et de ne rien cĂ©der Ă la haine raciale. Ce sont des premiers combats, en ce sens quâils dĂ©terminent tout authentique progrĂšs dĂ©mocratique de la RĂ©publique, tant lâantisĂ©mitisme brise ses valeurs morales et sa pensĂ©e politique. 11 Face Ă tant dâimpuissance aujourdâhui pour agir et penser face Ă lâantisĂ©mitisme, il nâest pas vain dâĂ©couter ces paroles dâoutre-tombe et de rappeler Ă la France, Ă lâEurope, le meilleur de ce quâelles ont Ă©tĂ© dans le passĂ©, afin de demeurer capables encore dâĂ©difier des sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques. Restituer en historien des rĂ©cits de combats, aujourdâhui celui de la lutte contre lâantisĂ©mitisme au tournant du xixe siĂšcle, ne contribue pas seulement Ă la connaissance universelle dâun temps troublĂ© mais rĂ©el de progrĂšs dĂ©mocratiques, politiques et sociaux. Il sâagit aussi de redonner du sens au prĂ©sent en lâĂ©clairant dâexpĂ©riences individuelles et collectives majeures, constitutives de notre contemporain, de notre dĂ©termination Ă refuser la haine de lâhumanitĂ©. Ces rĂ©cits de combats hĂ©roĂŻques rĂ©insufflent Ă la raison dĂ©mocratique un supplĂ©ment dâĂąme. Il ne suffit pas dâinvoquer la dĂ©mocratie pour la dĂ©fendre. Il faut avoir foi en elle et trouver, dans cette croyance de raison, le courage de se battre pour elle, comme nâhĂ©site pas Ă lâĂ©crire Raymond Aron depuis Londres en mai 1942 [6]. 12 Deux annĂ©es plus tĂŽt, alors que la France subit la dĂ©bĂącle » face Ă lâarmĂ©e allemande, dans la prĂ©fecture de Chartres un homme seul rĂ©siste aux mĂ©thodes et Ă lâidĂ©ologie nazies. PrĂ©fet de la RĂ©publique, Jean Moulin tient tĂȘte Ă ses geĂŽliers, en des heures sombres oĂč il risque sa vie pour conserver son idĂ©al et remplir sa mission. Celle que lui a confiĂ©e Georges Mandel ne pas abandonner ses administrĂ©s. Ă lâĂ©vocation du nom du ministre de lâIntĂ©rieur, ses bourreaux sâemportent Vous osez parler du juif Mandel ! [âŠ] Vous ĂȘtes un pays dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, un pays de juifs et de nĂšgres [7]⊠» Pour conserver la mĂ©moire de ces heures oĂč son destin bascule face Ă lâantisĂ©mitisme nazi, Jean Moulin dĂ©cide dâen Ă©crire le rĂ©cit, au printemps 1941 Ă Montpellier. 13 Sous le titre Premier Combat, et prĂ©facĂ© par le gĂ©nĂ©ral de Gaulle, les Ăditions de Minuit publient en 1947 ce journal inĂ©dit des jours dramatiques de juin 1940 en Eure-et-Loir. Elles lâaccompagnent du discours en mĂ©moire du gĂ©nĂ©ral Marceau prononcĂ© le 5 mars 1939 Ă Chartres, au cours duquel Jean Moulin dĂ©clare Je suis de ceux qui pensent que la RĂ©publique ne doit pas renier ses origines et quâelle doit, tout au contraire, se pencher avec fidĂ©litĂ©, avec respect, sur les grandes heures qui ont marquĂ© sa naissance. » Lâaffaire Dreyfus et la mĂ©moire dreyfusarde y occupent une place privilĂ©giĂ©e, constitutives de son enfance rĂ©publicaine [8] ». Le titre de ce Tract » sâinspire du premier combat » de Jean Un temps critique. Retour de lâantisĂ©mitisme, repli de la dĂ©mocratie 14 LâantisĂ©mitisme nâa jamais disparu en France, mĂȘme lorsque le lien avec lâextermination des juifs dâEurope fut Ă©tabli, par la mĂ©moire, par la recherche, par lâenseignement, publiquement. Les lois de rĂ©pression de la haine antisĂ©mite et raciale ont dĂ©montrĂ© la volontĂ© du lĂ©gislateur de combattre lâantisĂ©mitisme. Les pouvoirs publics se mobilisent face aux crimes et dĂ©lits qui frappent les juifs de France. Cet arsenal ne dĂ©courage pas les expressions de lâantisĂ©mitisme que nous avons personnellement suivies, en historien, depuis quâen 1994, en relation avec la commĂ©moration de la condamnation du capitaine Dreyfus, des Ă©crits, des paroles et des agressions ont imaginĂ© rĂ©pondre Ă lâĂ©vocation de passĂ©s obscurs et de vĂ©ritĂ©s historiques. PrĂšs de trente ans dĂ©jĂ dâexpression antisĂ©mite en continu plus que par intermittence, marquĂ©s dâassassinats de Françaises et Français, dâenfants, visĂ©s et exĂ©cutĂ©s comme juifs. Avec les attentats de la rue Copernic, de la rue des Rosiers, quarante ans dâaffirmation de lâantisĂ©mitisme alors quâest connue son issue fatale, avec lâextermination du groupe attaquĂ©, depuis que lâAllemagne nazie a mis en Ćuvre la solution finale de la question juive » et que la France de Vichy sâen est rendue complice. Cette permanence et plus encore cette rĂ©invention permanente de lâantisĂ©mitisme sont inconcevables. Pourtant elles sont rĂ©elles et cette rĂ©alitĂ© nous fait un devoir de penser un tel abaissement national, un tel recul europĂ©en. La situation est mĂȘme vertigineuse si lâon considĂšre les efforts rĂ©solus des pouvoirs français et des responsables europĂ©ens pour contrer ces vagues antisĂ©mites grossissantes. 15 Y a-t-il une fatalitĂ© dans un antisĂ©mitisme qui serait sans fin » comme nous lâavons qualifiĂ© [9], annonçant de nouvelles submersions comme celles quâont dĂ©jĂ subies la France, lâEurope et mĂȘme les Ătats-Unis avant la Seconde Guerre mondiale ? Albert Camus avait averti en 1947 que le bacille de la peste, mĂȘme vaincu, ne meurt ni disparaĂźt jamais [âŠ] et que, peut-ĂȘtre, le jour viendrait oĂč, pour le malheur et lâenseignement des hommes, la peste rĂ©veillerait ses rats et les enverrait mourir dans une citĂ© heureuse [10] ». 16 Sâimpose la nĂ©cessitĂ© de comprendre les politiques et les attitudes de lutte contre lâantisĂ©mitisme. Deux composantes majeures Ă©mergent de la rĂ©flexion. Il existe en premier lieu une mĂ©connaissance ou une minimisation des objectifs de lâarme antisĂ©mite qui ne vise pas seulement la destruction de la personne et de la vie juive mais atteint aussi ce qui est reconnu comme le rempart de la haine, Ă savoir la sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique connue en France sous le nom de dĂ©mocratie rĂ©publicaine », une expression de Jean JaurĂšs [11]. LâantisĂ©mitisme est lâarme des anti-dĂ©mocrates, des anti-dĂ©mocraties. Imposer lâantisĂ©mitisme dans lâespace public et privĂ©, câest triompher de la dĂ©mocratie en lui infligeant une dĂ©faite politique et une humiliation morale. Ne considĂ©rer que le tort et la violence faite Ă une partie sans connaĂźtre les blessures quâelle inflige au tout est une profonde erreur qui contribue au progrĂšs de lâantisĂ©mitisme et Ă lâaffaiblissement de la dĂ©mocratie. Ramener les juifs Ă leur seul ĂȘtre religieux ou, pire, racial », les dĂ©tacher en cela de la communautĂ© des citoyens et des personnes, est une faute lourde de consĂ©quences. 17 En second lieu persiste une attitude de dĂ©ni rĂ©sultant de lâoptimisme dĂ©mocratique, une forme dâincrĂ©dulitĂ© gĂ©nĂ©rale, avec lâillusion quâavec les valeurs rĂ©publicaines la France triomphe naturellement et pour toujours de cette violence mĂȘme redoublĂ©e. Ces postures qui se veulent comprĂ©hensives, humanistes, ou rĂ©pondant Ă des devoirs critiques de distance et de raison, font aussi Ă©cran, empĂȘchent de voir et dâ Des mots aux crimes. LâantisĂ©mitisme contemporain, lâeffondrement des certitudes morales 18 En France aujourdâhui, trois doctrines de lâantisĂ©mitisme cheminent en parallĂšle, celle de lâislamisme radical, celle de lâanti-rĂ©publicanisme conservateur et celle du racialisme totalitaire. Bien que trĂšs diffĂ©rentes, avec des militants et des propagandistes qui ne se ressemblent pas, voire sâopposent idĂ©ologiquement, il nâest pas Ă exclure que la haine des juifs renverse ces distinctions et prĂ©cipite une fusion des antisĂ©mitismes. 19 Cette contamination des antisĂ©mitismes et ce risque de fusion ne sont pas le propre de la France. Les anti-dĂ©mocraties encouragent la violence contre les juifs, lâantisĂ©mitisme devenant un instrument de destruction des opposants, ainsi dâOsman Kavala [12], lâagent de Soros en Turquie » pour le prĂ©sident Erdogan [13]. Dans les dĂ©mocraties, lâantisĂ©mitisme sâest renforcĂ© aux Ătats-Unis avec Donald Trump et son hystĂ©rie du complot contre lâAmĂ©rique, et en Angleterre avec la dĂ©rive du Parti travailliste. En Hongrie et en Pologne, oĂč les rĂ©gimes combattent ouvertement les fondements de la dĂ©mocratie europĂ©enne, lâarme antisĂ©mite est sortie. 20 Mais le cas français est doublement exceptionnel et donc significatif de la puissance de lâantisĂ©mitisme contemporain capable dâanĂ©antir des faits acquis Ă lâhistoire, fondateurs de principes majeurs de la dĂ©mocratie rĂ©publicaine. Ces faits tĂ©moignent dâun destin national vertigineux commencĂ© avec une victoire le combat victorieux de lâaffaire Dreyfus quand la France Ă©clairĂ©e sâest levĂ©e pour la dĂ©fense dâun juif innocent et condamnĂ©, quand la RĂ©publique a combattu lâantisĂ©mitisme par la vĂ©ritĂ©, la justice et la libertĂ©. Bien des nuances pourraient ĂȘtre apportĂ©es Ă cette vision. Elle est toutefois juste dans cette conclusion. Il est parfois nĂ©cessaire dâaller Ă lâessentiel. Ce destin, une autre France dĂ©cide de le nier moins de cinquante ans plus tard, sâengageant dans un antisĂ©mitisme dâĂtat, livrant des juifs Ă lâoccupant nazi en connaissance de cause, sinon de la solution finale », du moins de la mise en danger extrĂȘme de populations pour lesquelles le premier devoir Ă©tait leur protection [14]. La double culpabilitĂ© française dâavoir, durant la Seconde Guerre mondiale, commis lâirrĂ©parable », selon les mots de Jacques Chirac au Velâ dâHivâ, et dâavoir sacrifiĂ© un temps de combat victorieux, ne sâest jamais guĂ©rie, laissant la France trĂšs vulnĂ©rable face aux remontĂ©es dâantisĂ©mitisme et Ă son actuelle banalisation. 21 Cette dĂ©faite sur lâhistoire, ce renoncement au passĂ© demeurent des blessures Ă vif. Elles expliquent lâĂ©tat de sidĂ©ration devant le retour vĂ©cu comme inexorable de lâantisĂ©mitisme, retour dâautant plus critique quâen revenant, lâantisĂ©mitisme mue et se renforce, menaçant toujours plus les dĂ©mocraties. Avec cette force nouvelle, il se rend capable de fusionner les extrĂȘmes, de briser les digues, de nier les faits acquis et de contaminer la pensĂ©e comme la politique, atteignant au final la dĂ©finition quâune nation se donne dâelle-mĂȘme. On le voit aujourdâhui, lâirruption de lâantisĂ©mitisme sur la scĂšne publique, convoquĂ© pour mieux lĂ©gitimer des protestations populaires, engendre des situations dâabaissement national impressionnantes oĂč lâon nâhĂ©site plus Ă remettre en cause les faits acquis Ă lâhistoire. On ne peut quâĂȘtre effarĂ©s devant cette doctrine destructrice de lâhistoire, piĂ©tinant lâĂ©thique des dĂ©mocraties pour la vĂ©ritĂ©. 22 Tant que lâEurope et la France en particulier ne se dĂ©cident pas Ă se dresser contre ces idĂ©ologies de la haine et du mensonge, tant quâelles ne choisissent pas de faire de la solidaritĂ© avec une partie de ses concitoyens le fondement de son identitĂ© et de sa vĂ©ritĂ©, lâeffondrement moral gagnera et avec lui, comme on lâa dit, la mise en danger extrĂȘme dâune partie de sa population. Pour ceux qui pensent que lâon en fait trop avec les juifs », il convient de rappeler que la connaissance de la persĂ©cution, qui peut frapper tout le monde Ă tout moment dans le monde dâaujourdâhui, a Ă©tĂ© permise par la connaissance de lâhistoire des juifs et de leur terrible destin depuis le Moyen Ăge. Et il convient de leur dire que le retour de la persĂ©cution ne peut que prĂ©cipiter leur pays dans la honte si elle est tolĂ©rĂ©e. Tandis que la combattre honore une nation. LâantisĂ©mitisme nâest pas le problĂšme des juifs et il nâest pas seulement le fait des antisĂ©mites. Lâaccepter, se tenir dans le silence ou lâabstention, ne pas se figurer son danger global et systĂ©mique conduisent Ă rechercher sa propre mort et celle de la sociĂ©tĂ© dans laquelle nous vivons, que nous aimons. Ce ne sont pas de vaines paroles. Il nâest jamais trop tard pour agir. LâantisĂ©mitisme nâest pas une fatalitĂ©, la question juive » une option. Les pouvoirs publics, les autoritĂ©s politiques, des penseurs et intellectuels, des associations et des chercheurs sont bien dans lâaction. Les faits en sont nombreux, les discours en sont Ă©loquents, les rĂ©alisations dignes de respect. Mais force est de reconnaĂźtre que leur impact est faible, que le sentiment dâĂ©chec est lĂ , nourrissant Ă rebours lâimpunitĂ© des antisĂ©mites, leur fiertĂ© mĂȘme. Et donnant raison Ă celles et ceux qui se dĂ©robent Ă leur devoir. 23 Des conditions sont requises pour retrouver le sens de lâaction, Ă commencer par lâarrimer solidement Ă la rĂ©flexion. Il convient Ă cet Ă©gard de comprendre pourquoi lâexpression de lâantisĂ©mitisme nâentraĂźne pas de rĂ©probations universelles et de rĂ©ponses fortes, Ă la hauteur du prĂ©judice commis contre lâhumanitĂ© entiĂšre comme sur des personnes et des Ăąmes. La simple application du droit pourrait permettre de restituer toute sa gravitĂ© au dĂ©lit de provocation Ă la discrimination, Ă la haine ou Ă la violence racistes. Comme le relĂšve le professeur de droit Thomas Hochmann, des condamnations pour ce motif peuvent entraĂźner, comme le prĂ©voit la loi sur la presse en son article 24, une peine dâinĂ©ligibilitĂ© [15]. La disposition est pourtant rarement appliquĂ©e. 24 Il convient de voir la rĂ©alitĂ© bien en face, Ă savoir que lâantisĂ©mitisme annonce lâeffondrement des sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques. Il est vain dâimaginer quâon pourra vivre avec, sâen accommoder sans risque. LâantisĂ©mitisme est le symptĂŽme dâun temps de catastrophes Ă venir câest sa force, et sa faiblesse parce quâil dĂ©voile sa menace. Avec lui on est informĂ©s du pire, on peut engager sans tarder la lutte, sans attendre lâeffondrement et lâimpossibilitĂ© pratique alors de combattre. Il est mĂȘme possible dâagir avec des ressources nombreuses mais restĂ©es invisibles, souvent dĂ©prĂ©ciĂ©es. Pendant ce temps avancent lâantisĂ©mitisme et ses Des justifications de lâantisĂ©mitisme Ă la destruction des sociĂ©tĂ©s 25 Lâexpression de lâantisĂ©mitisme sâentoure, afin de la rendre tolĂ©rable, licite ou mĂȘme salutaire, de discours de justification. Elle profite aussi de frilositĂ©s dâaction et de dĂ©faites de la pensĂ©e. Il est possible dâen faire un inventaire non exhaustif. 26 Les minoritĂ©s dans une sociĂ©tĂ© devraient accepter les consĂ©quences de lâappartenance minoritaire, Ă savoir des risques inĂ©vitables. Ce serait le prix Ă payer pour rester une minoritĂ©. Lâexistence mĂȘme de minoritĂ©s implique la possibilitĂ© de la persĂ©cution. Rien ne serait plus normal si lâon se soumet au processus de dĂ©veloppement des sociĂ©tĂ©s, au sein des Ătats-nations qui grandissent et se renforcent dans le monde actuel, y compris Ă lâĂ©chelle des nouveaux empires » comme la Chine, la Russie, la Turquie, lâIran, qui ne sont en rĂ©alitĂ© que de vastes Ătats nationaux, voire des Ătats ethniques. Appartenir Ă une minoritĂ© expose Ă la discrimination et Ă la persĂ©cution. Câest un sort jugĂ© normal. Les minoritĂ©s menacent ces constructions socio-Ă©tatiques, mais Ă©galement lâaffirmation du fait religieux majoritaire et la recomposition des sociĂ©tĂ©s en ethnies majoritaires » ou mĂȘme en races » auto-proclamĂ©es. 27 Parmi les minoritĂ©s, les juifs en constituent la plus connue parce que la plus ancienne et la plus admise. Mais aussi la plus exposĂ©e. Le fait mĂȘme quâils soient ainsi tenus pour lâarchĂ©type de la minoritĂ© les conditionne naturellement Ă la persĂ©cution qui constituerait leur ĂȘtre au monde, leur destin historique. Rien de plus naturel en somme. Lâordre des choses, la normalitĂ© la plus commune. Cette assimilation touche Ă lâinconscient collectif qui devient de plus en plus conscient et assumĂ©. La persĂ©cution est indissociable de leur existence minoritaire. Plus les juifs sont assignĂ©s Ă ce statut minoritaire, plus la violence qui les frappe apparaĂźt logique. Et plus les juifs, rĂ©agissant Ă la persĂ©cution, renforcent leur appartenance minoritaire, plus ils sont jugĂ©s comme en Ă©tant la cause. 28 Des conceptions plaçant le conflit au sein des sociĂ©tĂ©s, les approchant sous le prisme du darwinisme social, amĂšnent Ă dĂ©fendre la nĂ©cessitĂ© du bouc Ă©missaire dont le sacrifice serait indispensable au dĂ©veloppement des groupes, conditionnant la soliditĂ© du corps social et ethnique. La thĂšse du sacrifice de certains pour la promotion de la majoritĂ© est de plus une idĂ©e ancienne qui nâa pas disparu et que lâextrĂȘme droite, en particulier, rĂ©gĂ©nĂšre. La haine du fait minoritaire alimente lâantisĂ©mitisme. Les juifs ont Ă©tĂ© ces victimes expiatoires dans le passĂ©. La tradition les dĂ©signe pour le demeurer. Loin de discrĂ©diter la persĂ©cution, le fait que les juifs en aient Ă©tĂ© les premiĂšres victimes dans le passĂ© peut entĂ©riner lâidĂ©e quâil sâagit dâune loi historique immuable. 29 Sâil y a eu persĂ©cution contre les juifs, expliquent les antisĂ©mites, câest en raison du danger quâa constituĂ© leur peuple sans Ătat ni nation, leur propension au cosmopolitisme et Ă lâinternationalisme, leur atavisme Ă la trahison et au complot. Bien que forgĂ© par des antisĂ©mites notoires et des assassins de juifs Ă Kichinev en Russie, le protocole des sages de Sion » est tenu comme une vĂ©ritĂ© dont il faudrait tirer toutes les consĂ©quences. Eux ou nous », ont proclamĂ© les nazis comme les bourreaux des Herero, des ArmĂ©niens et des Tutsi. Avec les juifs apparaissent les complots, avec lâantisĂ©mitisme vient le pouvoir de les dĂ©masquer. La haine des juifs ne serait que secondaire face Ă lâobjectif de traquer les traĂźtres. Elle nâen est que plus dangereuse pour lâhumanitĂ© puisquâautorisĂ©e, lĂ©gitimĂ©e. 30 Les juifs, avec le fait minoritaire et la persĂ©cution systĂ©matique qui les dĂ©finissent, entraĂźnent tout rĂ©cit national Ă la repentance, au besoin de rĂ©paration Ă©ternelle, au malheur en dâautres termes. Il importerait donc de réécrire ce rĂ©cit en minimisant cette persĂ©cution, en lâinversant au besoin pour vanter la protection des juifs et rĂ©habiliter les rĂ©gimes qui ont tolĂ©rĂ© la persĂ©cution, voire lâont encouragĂ©e jusquâĂ devenir complice de la solution finale ». LâĂ©tude de la Shoah devient un contre-rĂ©cit national, insupportable, qui ne sâexpliquerait quâen raison dâun lobby juif » Ă satisfaire ou Ă la manĆuvre. Ă nouveau les juifs risquent dâapparaĂźtre comme des ennemis de la nation. 31 Le nĂ©gationnisme, qui dĂ©clare que le lobby juif » est lâinventeur du mensonge des chambres Ă gaz, profite dâun tel soupçon sur lâhistoire de la Shoah accusĂ©e de survaloriser les juifs au dĂ©triment dâautres victimes. Il faudrait lui substituer un rĂ©cit national Ă©radiquant les responsabilitĂ©s locales, comme lâexige lâactuel pouvoir polonais par ailleurs engagĂ© dans une rĂ©pression des libertĂ©s civiles. La dĂ©mocratie se corromprait en dĂ©fendant un principe de solidaritĂ© pour les victimes et de reconnaissance de vĂ©ritĂ© sur les crimes du passĂ©. LâhostilitĂ© pour la connaissance de la Shoah constitue de fait un indice dâune offensive plus large. Si la dĂ©mocratie est la cible des antisĂ©mites, alors la lutte contre lâantisĂ©mitisme par lâaction dĂ©mocratique mĂ©rite dâĂȘtre relevĂ©e. 32 Ces menaces globales sont loin dâĂȘtre comprises aujourdâhui. Une sĂ©rie de raisons lâexplique, dĂ©ficit de perspective historique, minimisation dâune rĂ©alitĂ© vĂ©cue comme anxiogĂšne, malaise pour la lutte contre lâantisĂ©mitisme qui accentuerait le sĂ©paratisme puisque menĂ©e en faveur dâune seule minoritĂ©, dĂ©construction du rĂ©cit dĂ©mocratique fragilisant les bases dâun tel combat, soupçon sur lâuniversalisme de lâhumanité⊠Ces menaces existent pourtant. Il faut bien en arriver Ă la rĂ©alitĂ© », Ă©crivait Ămile Zola dans sa Lettre Ă la jeunesse » de 1897, Ă propos de lâantisĂ©mitisme dĂ©jĂ Lâhistoire est lĂ [16]. » Cette luciditĂ© renforçait sa volontĂ© de dĂ©chirer les Ă©crans, Ă lâabri desquels grandissait lâantisĂ©mitisme. Et il ne sâagissait pas seulement dâune affaire dâhommes. Les femmes du journal La Fronde Ă©taient aux avant-postes de ce combat de Des Ă©crans qui voilent la rĂ©alitĂ©, brouillent le danger, disqualifient la lutte 33 Le dĂ©ni de la gravitĂ© de lâantisĂ©mitisme, et partant le refus de le combattre en tant que menace fondamentale, pĂšsent sur la sociĂ©tĂ© française pour des raisons diamĂ©tralement opposĂ©es, provenant Ă la fois des sphĂšres qui lâinstrumentalisent et se dĂ©fendent logiquement de le faire, et de celles qui, Ă lâinverse, se reconnaissent dans les valeurs dĂ©mocratiques Ă mĂȘme de le combattre mais refusent de considĂ©rer quâelles sont menacĂ©es. Pour ces derniĂšres, reconnaĂźtre la gravitĂ© du phĂ©nomĂšne de lâantisĂ©mitisme serait attester dâun recul gravissime de la dĂ©mocratie, dâune remise en question de combats historiques menĂ©s pour le repousser et faire des juifs des citoyens Ă part entiĂšre, reconnus dans tous leurs droits et protĂ©gĂ©s de la persĂ©cution par la sociĂ©tĂ©. Renoncer Ă cet idĂ©al, accepter quâil ne soit plus, est intolĂ©rable, indicible mĂȘme. On peut mesurer la souffrance quâengendre la vĂ©ritĂ©, la peur dâĂ©changer la confiance en lâavenir avec la crainte du lendemain. Mais les faits sont lĂ . Les dĂ©nier nâabolit pas le rĂ©el qui grandit au contraire dans lâaveuglement. Ces Ă©crans qui se dressent entre les sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques et la rĂ©alitĂ© de lâantisĂ©mitisme affaiblissent les premiĂšres et aggravent la seconde. 34 Une sĂ©rie dâarguments, que lâon se donne Ă soi-mĂȘme pour Ă©viter les introspections trop douloureuses, sâefforce donc de minimiser la portĂ©e du phĂ©nomĂšne actuel de lâantisĂ©mitisme et sa gravitĂ©. Les Ă©voquer ne mĂ©connaĂźt pas leur complexitĂ© et les raisons qui les animent. Câest revenir aux effets que nul ne doit ignorer toute expression de lâantisĂ©mitisme, par le travail de sape quâelle rĂ©alise sur les fondements dĂ©mocratiques, dĂ©cuple son danger. Minorer le phĂ©nomĂšne entraĂźne des lendemains douloureux pour la dĂ©mocratie. Et pourtant cette tentation existe, un rĂ©flexe classique face Ă une rĂ©alitĂ© trop prĂ©sente. 35 LâantisĂ©mitisme ne serait que marginal, ou un fait dâopinion restant Ă ce stade, sans autre consĂ©quence. LâantisĂ©mitisme serait avant tout un vĂ©hicule dâexpression radicale utilisĂ© pour communiquer des rĂ©voltes, en particulier sociales ou identitaires ; il ne serait donc quâindirect et de cette maniĂšre plutĂŽt inoffensif. En dĂ©coule lâargument que lâantisĂ©mitisme serait prioritairement une question sociale, rĂ©vĂ©latrice de tensions ou de frustrations au sein de la sociĂ©tĂ© sâexprimant alors par cette voie. Ramener lâantisĂ©mitisme Ă sa signification politique et historique relĂšverait dâun abus, rendrait incapable sa dĂ©construction et, disons-le aussi, impliquerait de se soumettre Ă lâĂtat dâIsraĂ«l coupable dâinstrumentaliser la Shoah. Le rappel que lâantisĂ©mitisme est la matrice principale de la destruction des juifs durant la Seconde Guerre mondiale, et que sa rĂ©surgence comporte des risques de gĂ©nocide, est-il ainsi susceptible dâĂȘtre critiquĂ©, dâautant quâil introduit les responsabilitĂ©s de la France dans la solution finale ». 36 Autre minimisation qui amĂšne Ă perdre de vue lâinscription de lâantisĂ©mitisme dans la sociĂ©tĂ© française, son Ă©vocation comme produit dâimportation Ă©mergĂ© du conflit israĂ©lo-arabe et de lâislamisme radical. LâantisĂ©mitisme serait donc Ă©tranger dans sa forme actuelle Ă la dimension nationale et devrait ĂȘtre strictement apprĂ©hendĂ© dans la sphĂšre moyen-orientale et musulmane. 37 Lorsque la gravitĂ© de lâantisĂ©mitisme est davantage reconnue, elle est aussitĂŽt repoussĂ©e au motif de la puissance prĂ©sumĂ©e des anticorps de la sociĂ©tĂ© française et du modĂšle europĂ©en capables de rĂ©ponses fortes. La dĂ©mocratie française est solide, installĂ©e depuis plus de deux siĂšcles dans notre pays, la RĂ©publique possĂšde des forces intĂ©rieures qui repoussent de telles menaces, Ă commencer par son universalitĂ© proclamĂ©e. CĂ©lĂ©brer lâĂ©galitĂ© civique, les droits de lâhomme et du citoyen, la dĂ©mocratie rĂ©publicaine devrait suffire Ă repousser toute menace rĂ©actionnaire et discriminante comme le serait lâantisĂ©mitisme. Câest faire fi de la longue durĂ©e historique. 38 Au-delĂ se tient, comme pour le fascisme du reste, la vision irĂ©nique dâune France naturellement allergique Ă lâantisĂ©mitisme, par essence universelle dans sa dĂ©finition, hostile Ă toute discrimination fondĂ©e sur lâappartenance ethnique, religieuse ou nationale. Si quand mĂȘme lâantisĂ©mitisme a existĂ© et continue de faire entendre sa voix, il ne sâagirait alors que de traits culturels, de produits du terroir ou dâoriginalitĂ©s dâĂ©crivains par ailleurs monstres sacrĂ©s de la littĂ©rature nationale. Y insister, souligner la gravitĂ© de lâantisĂ©mitisme quel quâil soit serait une atteinte au patrimoine de la nation, un affront Ă la rĂ©putation dâĂ©lites certes un peu conservatrices mais tellement françaises⊠39 Plus largement est dĂ©laissĂ©e la mise en rĂ©cit des batailles passĂ©es, lâhistoire des barrages contre lâantisĂ©mitisme, de la prise de conscience de son danger. Cette mise en rĂ©cit rĂ©vĂšle les faillites de la nation, nuit Ă son image et sa bonne rĂ©putation. Ces luttes impliqueraient, dans une vision purement ethniciste de lâantisĂ©mitisme qui nierait son pouvoir destructeur de lâhumanitĂ©, une soumission Ă une minoritĂ© et mĂȘme un risque dâaffaiblissement de la fiertĂ© nationale. En cela, lâaffirmation de la lutte frontale contre lâantisĂ©mitisme suscite du malaise et de la rĂ©probation. Pas seulement parce quâelle dĂ©signerait un fait que beaucoup souhaitent tenir pour marginal, circonstanciel, sans consĂ©quence grave. Je lâai constatĂ© aprĂšs mon article du 24 dĂ©cembre 2018 dans Le Monde au sujet des actes et propos antisĂ©mites lors des premiĂšres manifestations de Gilets jaunes ». Jâai Ă©tĂ© le premier Ă les relever publiquement. On a pu souligner et dĂ©plorer le caractĂšre transgressif dâune telle mise en lumiĂšre, coupable de venir affaiblir la puretĂ© doctrinale dâun mouvement populaire naissant. Plus encore, en soulignant que lâantisĂ©mitisme produit par lâextrĂ©misme islamique ou les internationalismes nĂ©o-nazies nâest pas tout lâantisĂ©mitisme, que celui-ci se loge dans les replis dâune France de vrais Français », on oblige la nation Ă se poser la question de son rapport direct avec la haine des juifs. Question intolĂ©rable pour certains, qui nâa pas lieu dâĂȘtre. 40 Reprocher aux antisĂ©mites leur antisĂ©mitisme pourrait donc conduire Ă affaiblir lâimage de la France, Ă dramatiser des propos de salon, de plume ou de dĂ©filĂ©, Ă mĂ©connaĂźtre ce que dit lâantisĂ©mitisme du malaise social et identitaire, Ă se priver dâune mesure des pulsions françaises. La lutte contre lâantisĂ©mitisme interdirait de voir les vraies victimes, qui ne seraient pas les juifs mais les antisĂ©mites eux-mĂȘmes. Elle serait aussi suspecte puisquâelle cautionnerait une identitĂ© particuliĂšre, alimentant le sĂ©paratisme et la fragmentation. Si bien quâil serait prĂ©fĂ©rable de sâabstenir, laissant aux mĂȘmes toujours le soin de dĂ©noncer et combattre en les exposant ils contribueraient Ă une logique communautariste, Ă lâ exceptionnalisme juif ». On finirait par leur reprocher de provoquer lâantisĂ©mitisme, et aux juifs de lâinciter sâils se dĂ©fendent. Quâon laisse lâuniversalisme rĂ©publicain agir ! Agit-il pour autant ? 41 Il faut en avoir conscience lâhĂ©sitation devant lâantisĂ©mitisme condamne les populations visĂ©es Ă la solitude dans leur propre pays, Ă lâeffroi face au retour du pire passĂ© qui puisse exister. LâantisĂ©mitisme ambiant comme ses manifestations ostensibles rendent des populations fragiles toujours plus vulnĂ©rables, appelant sur elles toutes les formes de violences puisque celles-ci sont sans danger pour les auteurs. Et avec des consĂ©quences inqualifiables tant elles sont graves. Il est nĂ©cessaire donc de rappeler toujours que lâantisĂ©mitisme est une atteinte Ă lâhumanitĂ© entiĂšre et que chacun est en devoir de le combattre. Il nây a pas de lutte antiraciste sans combat contre lâantisĂ©mitisme. LâhistoricitĂ© de lâantisĂ©mitisme comme sa gravitĂ© lâexpliquent. Refusant Ă une population stigmatisĂ©e le droit de vivre en paix et dans la sĂ©curitĂ©, les antisĂ©mites fabriquent de lâinhumain qui est la base de tous les processus gĂ©nocidaires [17]. 42 LâĂ©tude des gĂ©nocides a progressĂ© sur ce plan. La commission de recherche que jâai prĂ©sidĂ©e sur le Rwanda et le gĂ©nocide des Tutsi a rĂ©vĂ©lĂ© cette lente et mĂ©thodique transformation dâune minoritĂ© en figures dâinhumanitĂ© dont le seul destin Ă©tait de pĂ©rir. Pour mieux parfaire cette deshumanisation, les Tutsi, comme les juifs, comme les ArmĂ©niens, vivaient dans lâattente effrayante de lâanĂ©antissement Ă venir. Comme lâa rappelĂ© le prĂ©sident français Ă Kigali le 27 mai 2021, un gĂ©nocide vient de loin. Il se prĂ©pare. Il prend possession des esprits, mĂ©thodiquement, pour abolir lâhumanitĂ© de lâautre. Il prend sa source dans des rĂ©cits fantasmĂ©s, dans des stratĂ©gies de domination Ă©rigĂ©es en Ă©vidence scientifique. Il sâinstalle Ă travers des humiliations du quotidien, des sĂ©parations, des dĂ©portations. Puis se dĂ©voile la haine absolue, la mĂ©canique de lâextermination [18] ». 43 La souffrance juive face Ă la violence antisĂ©mite, le dĂ©sintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral pour cette terreur si proche, lâimpunitĂ© dont elle sâentoure souvent, lâenfermement qui est infligĂ© aux juifs seuls dans leur destin de victimes, lâaliĂ©nation quâils subissent en sâinterdisant de rĂ©sister pour ne pas accroĂźtre lâantisĂ©mitisme, tout cela est proprement insupportable. IntolĂ©rable. Obliger les juifs Ă se dĂ©fendre seuls contre lâantisĂ©mitisme est une double peine quâon inflige Ă des innocents contraints de se vivre en coupables ils subissent une atteinte profonde Ă leur ĂȘtre et Ă leur existence, et lâaccrĂ©ditent en mĂȘme temps en semblant agir de maniĂšre communautaire. Mais ils nâont pas le choix puisquâon leur renvoie lâantisĂ©mitisme comme Ă©tant leur problĂšme », le produit de la question juive » quâils rĂ©aliseraient par leur seule existence. La mĂ©connaissance involontaire ou la dissimulation volontaire de lâantisĂ©mitisme comme affront Ă la sociĂ©tĂ© entiĂšre empĂȘche que chacun, solidaire dâune humanitĂ© martyrisĂ©e, dĂ©cide dâagir pour le bien commun et la dignitĂ© de sa conscience. 44 Les lignes qui concluent ce temps critique de la dĂ©faite face Ă lâantisĂ©mitisme relĂšvent-elles seulement de propos dâindignation morale, susceptibles dâĂȘtre facilement invalidĂ©s en arguant de diffĂ©rents arguments rhĂ©toriques philosĂ©mitisme supposĂ© de leur auteur, pensĂ©e subjective, intention de nuire Ă la France, etc.? De telles objections, accusant autant de partis pris idĂ©ologiques que dâincurie de lâargumentation, se heurtent de plus Ă une rĂ©alitĂ© objective quâon ne peut Ă©carter et confĂšre de la lĂ©gitimitĂ© Ă la lutte frontale contre lâantisĂ©mitisme. Celle-ci sâentoure en effet dâune forte historicitĂ© elle a existĂ© dans le passĂ©, elle sâest inscrite dans lâhistoire et dans la pensĂ©e, elle a dĂ©cidĂ© de libertĂ©s nouvelles qui font la gloire des dĂ©mocraties. Cette lutte a su vaincre le doute sur sa dimension universelle et son impĂ©ratif moral. Ătre historien, philosophe, intellectuel, artiste, simple citoyen ou citoyenne, personne dans le monde conduit un jour, immanquablement, Ă rencontrer ce temps historique et philosophique. Et Ă reprendre Un temps historique et philosophique. La dĂ©mocratie rĂ©publicaine en lutte contre lâantisĂ©mitisme 45 Le rappel de faits acquis Ă lâhistoire et Ă la pensĂ©e est nĂ©cessaire, quand lâimpuissance devant lâantisĂ©mitisme prend des airs de fatalitĂ©, ou de grande fatigue. 46 Il a existĂ©, Ă la fin du xixe siĂšcle et au tournant du siĂšcle dernier, un temps oĂč la lutte contre lâantisĂ©mitisme a revĂȘtu une intensitĂ© qui ne sâest jamais reprĂ©sentĂ©e ensuite, mobilisant des consciences individuelles aussi bien que des figures politiques, et dâautant plus dĂ©cisive quâelle a affrontĂ© les formes modernes de la haine des juifs. Cette lutte consciente et volontaire a su remporter dâincontestables victoires. Mais les faits acquis Ă lâhistoire ont refluĂ©. Ils se sont perdus pour la sociĂ©tĂ©, conservĂ©s seulement par quelques-uns, leur assurant une pleine dĂ©termination dans la poursuite des combats frontaux, permettant quâune transmission se rĂ©alise en direction de nouvelles gĂ©nĂ©rations. 47 Cette rĂ©alitĂ© passĂ©e, oĂč la lutte contre lâantisĂ©mitisme menait au courage de la vĂ©ritĂ©, portait le sursaut dâune dĂ©mocratie rĂ©publicaine, est peu connue. Elle est pourtant centrale Ă lâhistoire de France, Ă la fois par son avancĂ©e politique et morale, par ce lien majeur du singulier et de lâuniversel, et parce quâelle Ă©claire des Ă©vĂ©nements centraux de lâhistoire de France, lâaffaire Dreyfus et la dĂ©fense rĂ©publicaine. On est invitĂ©s Ă les revisiter. Ă en dĂ©couvrir la modernitĂ©, Ă comprendre leur contemporanĂ©itĂ©. Ou simplement Ă commencer par apprendre les faits, ces faits acquis Ă lâhistoire comme les dĂ©signaient les dĂ©fenseurs du capitaine Dreyfus. Des faits quâil est impossible de nier dĂšs lors quâon les restitue avec leur matĂ©rialitĂ©. Ces combats sont inauguraux, indissociables de la dĂ©fense des droits humains, indispensables Ă leur connaissance. Des premiers combats », dont lâidĂ©alisme sâancre dans une pensĂ©e de lâhistoire. 48 Le lien majeur entre la lutte contre lâantisĂ©mitisme et le progrĂšs dĂ©mocratique nâest pas naturel toutefois. Alfred Dreyfus est condamnĂ© Ă la suite dâun procĂšs dâĂtat fomentĂ© par les institutions dâun rĂ©gime qui Ă©tait le plus Ă mĂȘme de le protĂ©ger, qui avait dĂ©jĂ proclamĂ© dans le passĂ© son aversion de la haine religieuse opposant les citoyens les uns contre les autres. Il apportait aux justiciables les garanties dâune justice Ă©quitable. Avec lâantisĂ©mitisme dĂ©cidant de la culpabilitĂ© dâun innocent, le libĂ©ralisme comme le juridisme de la RĂ©publique se retournent contre les acquis dĂ©mocratiques du rĂ©gime, contre ces lois qui rĂ©sument les pauvres progrĂšs de lâhumanitĂ©, les modestes garanties quâelle a peu Ă peu conquises par le long effort des siĂšcles et la longue suite des rĂ©volutions [19] », selon Jean JaurĂšs. 49 Lâexpression de lâantisĂ©mitisme atteste du recul de la dĂ©mocratie en mĂȘme temps quâelle est sa cause. Agir contre lâantisĂ©mitisme mĂšne non seulement Ă le repousser mais simultanĂ©ment Ă consolider la dĂ©mocratie. La France de la fin du xixe siĂšcle et du dĂ©but du xxe siĂšcle dĂ©montre ce lien majeur. Et elle souligne comment la force de lâantisĂ©mitisme est aussi sa faiblesse en menaçant Ă ce point la dĂ©mocratie, en rĂ©vĂ©lant au plus grand nombre combien elle peut ĂȘtre fragile, lâantisĂ©mitisme peut susciter contre lui des ressources considĂ©rables. 50 LâĂ©vocation dâun temps de luttes contre lâantisĂ©mitisme et dâimpacts dĂ©cisifs sur le progrĂšs dĂ©mocratique arrive aujourdâhui dans un pays travaillĂ© par lâhistoire, capable de se nourrir de ce passĂ© pour se construire, pour avancer et penser Ă lâavenir avec des rĂ©fĂ©rences qui mobilisent, qui rassemblent. Ce passĂ© retrouvĂ© sâentoure de rĂ©cits positifs, rĂ©cits de luttes qui portent en elles le souvenir de victoires passĂ©es et la promesse de victoires futures. Lâintrouvable combat cĂšde le pas Ă lâengagement possible. La premiĂšre condition en est alors de sâarracher au prĂ©sentisme qui paralyse lâaction, de se redonner de la perspective, de lâimagination, de la visĂ©e au loin en revenant Ă la profondeur de lâhistoire, au temps historique retravaillĂ© pour en faire notre La rĂ©publique face au surgissement de lâantisĂ©mitisme 51 Alors que la RĂ©publique tend Ă se dĂ©mocratiser Ă partir des annĂ©es 1880, grandit la haine des juifs dans des proportions jamais connues en France, en particulier depuis que la RĂ©volution française a proclamĂ© leur Ă©mancipation. Cet acte fondateur saluĂ© universellement nâa toutefois pas Ă©tabli les bases de lâĂ©galitĂ© rĂ©elle, nâa pas mĂȘme Ă©cartĂ© le risque de racialisation, faute dâavancĂ©es concrĂštes sur le front du droit et des libertĂ©s. Les institutions arbitraires ou de coercition de lâEmpire ont perdurĂ© dans la RĂ©publique aprĂšs 1870. LâarmĂ©e impĂ©riale a maintenu ses codes, lâentreprise coloniale a promu des expĂ©riences mortifĂšres dâethnicisation et de violence extrĂȘme sur les populations. Le surgissement de lâantisĂ©mitisme traduit bien lâaffrontement dâun monde dâordre hĂ©ritĂ© avec les libertĂ©s dĂ©mocratiques rĂ©alitĂ© dâun antisĂ©mitisme incomprĂ©hensible 52 Ce surgissement dâun antisĂ©mitisme moderne, sâaffichant en ennemi dĂ©clarĂ© de la RĂ©publique Ă©galitaire et dĂ©mocratique, laisse les contemporains pour la plupart dĂ©semparĂ©s et pour beaucoup terrorisĂ©s par la puissance de lâattaque, la force de la propagande et la violence du danger. Cette offensive apparaĂźt mĂȘme incomprĂ©hensible, avec lâaffirmation de la RĂ©publique et sa promesse de paix et de prospĂ©ritĂ©, dans une France qui retrouve sa puissance aprĂšs la dĂ©faite de 1870 et le dĂ©chirement de la Commune. Mais lâantisĂ©mitisme rĂ©vĂšle sa force, capable Ă la fois de se parer des habits de la modernitĂ© intellectuelle, de lâĂ©lan du mouvement social et de la cause nationale, et dâĂ©pouser les inquiĂ©tudes collectives nĂ©es de ce monde en pleine mutation, dont les frontiĂšres sâouvrent et les certitudes se transforment. 53 Alors lâantisĂ©mitisme rĂ©ifie des accusations rituelles datant pour certaines du Moyen Ăge et les intĂšgre Ă une doctrine raciale de la sociĂ©tĂ© pensĂ©e Ă lâombre de Darwin et de la raciologie, oĂč il sâagit de se dĂ©fendre contre des corps Ă©trangers, nuisibles et menaçants. La racialisation des populations, qui ne date pas toutefois de cette Ă©poque, sâempare de toute lâEurope entraĂźnĂ©e dans le sillage des sciences dites raciales. Le pouvoir de lâantisĂ©mitisme contemporain tient dans cette proclamation de modernitĂ©, mais aussi dans la lutte sociale quâil entend mener pour sâattaquer aux inĂ©galitĂ©s. Il pĂ©nĂštre ainsi les milieux ouvriers et socialistes permĂ©ables Ă la stigmatisation dâun capitalisme juif » usurier et sans patrie. Le thĂšme nationaliste est omniprĂ©sent avec la croisade contre le corps Ă©tranger et ses diffĂ©rentes reprĂ©sentations, des populations aux idĂ©es. Il aimante un pays encore marquĂ© par la dĂ©faite, oĂč se dĂ©veloppe la psychose de lâespion allemand. 54 Une question juive » rassemblant ces peurs et ces attentes est inventĂ©e, aux fins dâĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ©e comme une vĂ©ritĂ© dont il sâagit de se protĂ©ger, par la stigmatisation publique des juifs, la persĂ©cution au quotidien, lâexclusion de la communautĂ© civique, lâenfermement et la dĂ©portation au besoin. La condamnation pour haute trahison du capitaine Dreyfus, Ă Paris par un conseil de guerre le 22 dĂ©cembre 1894, autorise la violence antisĂ©mite qui dĂ©borde de la presse et de la rue vers lâarmĂ©e et le Parlement. Les mesures les plus dĂ©finitives en faveur dâune persĂ©cution gĂ©nĂ©rale dâune minoritĂ© sont exigĂ©es depuis la tribune de la Chambre par des dĂ©putĂ©s nationalistes, monarchistes et catholiques, rejoints en 1898 par les Ă©lus des listes antisĂ©mites ». 55 DĂšs la dĂ©cennie 1880, la France et les Français, mais aussi les EuropĂ©ens, font face au dĂ©fi de lâantisĂ©mitisme. Avec la publication de La France juive dâĂdouard Drumont en 1886, vĂ©ritable phĂ©nomĂšne de librairie qui polarise la civilisation du journal et hystĂ©rise lâopinion publique, la haine antisĂ©mite dĂ©guisĂ©e en question juive » sâimpose comme un fait de sociĂ©tĂ©, affirmant sa puissance de sĂ©duction sur les masses comme sur les Ă©lites. La captation du thĂšme de la race, qui se veut un dĂ©passement du critĂšre religieux pour dĂ©finir les juifs, offre aux antisĂ©mites de nouveaux moyens de les distinguer, condition dĂ©terminante pour accroĂźtre leur persĂ©cution. Une propagande nouvelle pĂ©nĂštre lâantisĂ©mitisme avec la culture de masse. La dĂ©mocratie rĂ©publicaine naissante est interrogĂ©e dans ses fondements les plus profonds. 56 Refusant lâintrusion de lâantisĂ©mitisme dans le dĂ©bat public comme les procĂ©dĂ©s des antisĂ©mites, avertissant du piĂšge fatal tendu par la question juive », quelques personnalitĂ©s littĂ©raires ou politiques se dĂ©cident Ă les affronter. Elles ne peuvent se rĂ©soudre Ă son extension qui paraĂźt pourtant irrĂ©sistible, portĂ©e par la modernitĂ© comme par la tradition, par le national comme par lâinternational, par des laĂŻcs rationalistes comme par des religieux catholiques, par des conservateurs comme par des socialistes⊠Ces personnalitĂ©s publiques en identifient le danger, exposent son caractĂšre contraire aux traditions françaises ainsi quâaux principes rĂ©publicains. Elles sont peu nombreuses. Leur courage est dĂ©fier des querelles de race » 57 Anatole France, lâun des premiers Ă rĂ©agir au brĂ©viaire antisĂ©mite, relĂšve le 2 mai 1886 dans Le Temps quâune Ćuvre ardente dâapĂŽtre et dâilluminĂ©, un livre incohĂ©rent, bizarre, furieux, aux mille pages enflammĂ©es, a Ă©tĂ© jetĂ© comme un brandon sur Paris, et voilĂ les tĂȘtes en feu. La question juive, qui couvait, Ă©clate avec violence. Câest une question immense, confuse, pleine dâobscuritĂ©s et que les passions vont obscurcir encore. DĂšs quâon lâaborde, on est embarrassĂ©. » LâĂ©crivain nây est pas insensible, proposant ainsi que lâomniprĂ©sence juive soit combattue par des moyens pacifiques. En revanche, il dĂ©nonce vivement la solution » proposĂ©e par Drumont, qui annonce les bĂ»chers » de demain. Sans aller vers une dĂ©claration de solidaritĂ© envers les juifs bientĂŽt frappĂ©s dâun nouveau temps de persĂ©cution, il avoue son admiration pour lâĂ©nergie dâ IsraĂ«l » Ă rĂ©sister et survivre. 58 Pressentant le risque de la racialisation dâune minoritĂ© que seule lâappartenance religieuse est en mesure de distinguer, le philosophe et historien Ernest Renan, qui sâest essayĂ© Ă cette dĂ©finition raciale dans le passĂ© [20], y renonce avec lâarticle race » de la Grande EncyclopĂ©die avant de la combattre vigoureusement. Sa confĂ©rence Ă la SociĂ©tĂ© des Ă©tudes juives dĂ©nonce lâemploi abusif du terme de race » Ă propos des juifs. En 1891, la traductrice de Darwin en France, ClĂ©mence Royer, dĂ©ment elle aussi la thĂšse dâune race juive devant la SociĂ©tĂ© anthropologique de Paris. La mĂȘme annĂ©e, Ă lâĂcole du Louvre, lâhistorien Salomon Reinach attaque les notions de race aryenne et de supĂ©rioritĂ© aryenne, trĂšs en vogue pour construire la fausse catĂ©gorie de race juive. 59 Au mĂȘme moment, des fondateurs respectĂ©s de la RĂ©publique, le vieux Jules Simon et le libĂ©ral Francisque Sarcey, dĂ©crivent le systĂšme barbare que reprĂ©sente lâantisĂ©mitisme et son opposition complĂšte avec la tradition française. Le premier exprime, le 6 juin 1891 dans Le Petit Marseillais, sa stupĂ©faction devant la nouvelle attitude des Français Ce peuple qui nâaime pas les provocations, qui nâest ni sanguinaire, ni mĂȘme violent, qui se montre souvent dĂ©bonnaire pour ses ennemis, accueille avec empressement les calomnies dont les juifs sont lâobjet. Il nâa pour eux ni justice ni misĂ©ricorde. Il ne demande pas de preuves ; il nâexige mĂȘme pas la vraisemblance. Sâil ne se livre pas contre eux Ă des sĂ©vices, câest uniquement parce quâil y a des gendarmes [21]. » Le second prĂ©dit la fragilitĂ© de lâantisĂ©mitisme auxquelles sâoppose le libĂ©ralisme de notre Ă©ducation ». 60 Jean JaurĂšs, qui a ralliĂ© le socialisme, sâexprime Ă son tour dans La DĂ©pĂȘche. Sâil ne parvient pas Ă se dĂ©prendre de la doxa [22] sur la race juive », frĂ©quente Ă lâĂ©poque, il dĂ©nonce pour autant cette sorte de campagne en bloc entreprise contre âle Juifâ ». Et avoue son aversion pour les querelles de race », affirmant quâ au fond il nây a quâune race, lâhumanitĂ© ». JaurĂšs nâen a pas fini avec ses prĂ©jugĂ©s mais son article du 2 juin 1892 sur la question juive » vaut pour sa prise de position contre la race, et sur lâhistoire des juifs â partie intĂ©grante de lâhistoire de lâ Un sursaut rĂ©publicain sans lendemain 61 En avril 1892, Ădouard Drumont lance un quotidien, La Libre Parole, sâinscrivant dans le droit fil de La France juive et sâaffichant comme journal antisĂ©mite. Il inaugure la publication avec une campagne haineuse visant la prĂ©sence des officiers juifs » dans lâarmĂ©e. Plusieurs officiers se voient injuriĂ©s dans leur patriotisme et demandent rĂ©paration en duel aux insulteurs. La Libre Parole sâen rĂ©jouit, en appelant le 28 mai 1894 aux Ă©pĂ©es françaises » contre les Ă©pĂ©es juives ». Un aristocrate antisĂ©mite, le marquis de MorĂšs, blesse Ă mort, lors dâun traquenard dĂ©guisĂ©, un des officiers juifs, le capitaine Mayer. Les rĂ©actions Ă la mort de ce brillant capitaine du gĂ©nie, polytechnicien et professeur dâescrime Ă lâĂcole polytechnique, sont nombreuses. Mais elles ne dissuadent pas La Libre Parole, bientĂŽt rejointe par les monarchistes de La Gazette de France, de poursuivre sa campagne. 62 Comme en lien avec une affaire Dreyfus qui serait inscrite dans les gĂšnes sĂ©mites, La Libre Parole annonce quâ un juif trahira [23] ». Les quelques rĂ©sistances politiques Ă lâoffensive du printemps, dont celle du ministre de la Guerre, Charles de Freycinet, Ă la tribune de la Chambre, sont balayĂ©es et aucune enquĂȘte nâest dĂ©crĂ©tĂ©e. LâĂ©motion des obsĂšques du capitaine Mayer, suivies par cent mille Parisiens [24], est rapidement oubliĂ©e. Les digues cĂšdent devant les antisĂ©mites. Si les institutions semblent encore rĂ©tives Ă la haine des juifs, leur dĂ©mocratisation marque toutefois le pas. Les attentats anarchistes qui se multiplient entraĂźnent le vote de lois considĂ©rĂ©es comme fortement liberticides puisquâelles doivent frapper les penseurs de la sociĂ©tĂ© mourante ». La rĂ©pression du mouvement anarchiste Ă©clipse un temps lâoffensive antisĂ©mite. Mais elle la renforce aussi en dĂ©montrant que la RĂ©publique est prĂȘte aux mesures dâexception, tolĂšre la haine dans les prĂ©toires et Ă la Chambre. Les Ă©crivains et les penseurs dâavant-garde ont acquis de leur cĂŽtĂ© une forte sensibilitĂ© aux menaces contre les libertĂ©s et au sort des opprimĂ©s. Pour Bernard Lazare, lâaffaire Dreyfus commence dĂšs ce moment. Câest en tout cas ce qui ressort dâun mĂ©moire de 1899 qui retrace son engagement pendant lâaffaire Dreyfus. Son rĂ©cit dĂ©bute par lâĂ©vocation de la rĂ©pression anti-anarchiste et de ses articles de protestation [25].LâantisĂ©mitisme triomphant. Le parlement atteint 63 Moins de dix ans aprĂšs la parution de La France juive et lâacclimatation de formes modernes dâantisĂ©mitisme en France, une dĂ©mocratie politique consent au dogme de la trahison juive et aux moyens extrĂȘmes pour sâen prĂ©munir. La violence publique prend un tour trĂšs aggravĂ© avec la conspiration dâĂtat aboutissant Ă la fabrique du traĂźtre » puis Ă la condamnation de lâofficier et Ă lâapplication de peines infamantes la dĂ©portation Ă perpĂ©tuitĂ© dans une enceinte fortifiĂ©e spĂ©cialement choisie en Guyane française, sur lâĂźle du Diable au large de Kourou, et la dĂ©gradation en place publique qui a lieu le 5 janvier 1895. Avec la condamnation pour crime de trahison dâun officier juif, lâantisĂ©mitisme dĂ©ferle dans lâespace public. La grande presse est obligĂ©e de sâaligner sur les feuilles antijuives. Les appels au respect des droits de la justice sont vains, mĂȘme assimilĂ©s Ă une preuve de complicitĂ© pour le traĂźtre ». 64 Les penseurs libĂ©raux, les Ă©crivains engagĂ©s sont contraints au silence. Les forces politiques, mĂȘme les plus rĂ©publicaines, ne sâopposent pas Ă lâhystĂ©rie ambiante, dâautant que le gouvernement a voulu les peines infamantes infligĂ©es au capitaine Dreyfus et que le ministre de la Guerre a annoncĂ© sa culpabilitĂ© avant mĂȘme son procĂšs. Le dogme de lâantisĂ©mitisme a pĂ©nĂ©trĂ© lâĂtat et la RĂ©publique, conduisant Ă la fabrication dâun coupable, offrant son sacrifice aux foules. La cĂ©rĂ©monie de dĂ©gradation Ă lâĂcole militaire fait entendre les cris de mort aux juifs » de vingt mille Parisiens massĂ©s place de Fontenoy, quand le capitaine Dreyfus proteste de son innocence devant le front des troupes [26]. 65 Seuls les anarchistes de plume, notamment ceux qui composent la rĂ©daction de La Revue blanche, protestent contre la domination du militarisme sur la nation [27]. La France, Ă travers son opinion publique, semble unanime pour exiger la rĂ©pression du crime dâun officier que son appartenance juive conditionne Ă la trahison par nature historique, sociologique, biologique mĂȘme. Lâarrestation dâun officier juif, que La Libre Parole est lâun des tout premier Ă annoncer [28], sonne comme le triomphe de Drumont. Le verbe et la vĂ©ritĂ© antisĂ©mites submergent la presse et les Ă©crits. La France du 14 fĂ©vrier 1895 proclame Il nâest pas un crime, pas un dĂ©lit, pas une fraude dans laquelle on ne trouve le juif. » La question juive » arrive dans les dĂ©bats de la Chambre dĂšs le 10 janvier [29]. Alexandre Ribot, chef du gouvernement, conteste lâexistence dâune question de race [30] », mais ironise sur la question juive [âŠ] qui date de dix-neuf siĂšcles ». Les 25 et 27 mai, le dĂ©putĂ© des Landes ThĂ©odore Denis dĂ©clare que la trahison de Dreyfus appelle des mesures Ă©nergiques de proscription. Le vicomte dâHugues avertit quant Ă lui pĂ©ril juif [qui] menace la nation » et appelle les antisĂ©mites Ă dĂ©loger le gibier ».2. Le choix du combat frontal. Lâhonneur des intellectuels 66 Les rĂ©serves quâassortissent les rares rĂ©publicains engagĂ©s contre lâantisĂ©mitisme sont rĂ©currentes. Leur intention est moins de dĂ©fendre les juifs comme individus et citoyens persĂ©cutĂ©s que de protĂ©ger la paix publique et lâunitĂ© de la nation. Leurs concessions sur les abus commis par des membres de la communautĂ©, lâindignation unanime pour la trahison du capitaine Dreyfus, leur souci de lâĂ©motion populaire pour le pĂ©ril juif » sont autant dâencouragements implicites aux antisĂ©mites. Faisant exception, Ămile Zola sâengage Pour les juifs » dans Le Figaro du 16 mai 1896. Il annonce le temps du combat frontal contre lâantisĂ©mitisme. Il nâadvient cependant que dix-huit mois plus tard, quand le nom de Dreyfus identifie une affaire publique. Elle entraĂźne la naissance des intellectuels » parmi les Ă©crivains, les savants et les artistes de France, un phĂ©nomĂšne qui dĂ©borde rapidement les zola 67 Lâarticle ne concerne Ă lâĂ©poque ni Dreyfus ni lâAffaire. Celle-ci nâa pas encore Ă©clatĂ©. Ămile Zola veut rĂ©agir au climat de violence antisĂ©mite qui sâabat sur les juifs, victimes depuis quelques annĂ©es » dâune campagne qui sâapparente Ă une monstruositĂ© ». Son plaidoyer est un rĂ©quisitoire contre lâhistoire fanatique qui les a parquĂ©s dans des quartiers infĂąmes, comme des lĂ©preux », un systĂšme de persĂ©cution que les antisĂ©mites du temps prĂ©sent veulent recrĂ©er, en pire, la pire des abominations, une persĂ©cution religieuse, ensanglantant toutes les patries ». 68 Sâil ne conteste pas le fait de la puissance financiĂšre des juifs et de leur propension Ă vivre entre eux, il veut en dire toute la vĂ©ritĂ© câest que les juifs, tels quâils existent aujourdâhui, sont notre Ćuvre, lâĆuvre de nos dix-huit cents ans dâimbĂ©cile persĂ©cution ». Face Ă la propagande antisĂ©mite, il convient de substituer lâintĂ©gration Ă la persĂ©cution ouvrir les bras tout grands, rĂ©aliser socialement lâĂ©galitĂ© reconnue par le Code. Embrasser les juifs, pour les absorber et les confondre en nous. Nous enrichir de leurs qualitĂ©s, puisquâils en ont. Faire cesser la guerre des races en mĂȘlant les races. Pousser aux mariages, remettre aux enfants le soin de rĂ©concilier les pĂšres. Et lĂ seulement est lâĆuvre dâunitĂ©, lâĆuvre humaine et libĂ©ratrice ». 69 Ămile Zola nâest pas encore libĂ©rĂ© de prĂ©jugĂ©s sur les juifs. Mais il ne donne en rien raison aux antisĂ©mites. Il accroĂźt mĂȘme la pression sur ceux qui laissent Ă lâhistoire le pire des hĂ©ritages, celui de la violence brute et du procĂšs de civilisation. La lutte frontale contre lâantisĂ©mitisme, quâil inaugure, soutient son espoir en lâ unitĂ© humaine, Ă laquelle nous devons tous nous efforcer de croire, si nous voulons avoir le courage de vivre, et garder dans la lutte quelque espĂ©rance au cĆur ! ». La menace que reprĂ©sente lâantisĂ©mitisme et sa perception par lâĂ©crivain le conduisent Ă des propositions dĂ©finitives sur lâavenir de lâhumanitĂ©, seules capables de mettre fin Ă cette barbarie des forĂȘts, ceux qui sâimaginent faire de la justice Ă coups de couteau ».Juifs et protestants unis. Les affinitĂ©s Ă©lectives 70 Lâun des premiers intellectuels Ă rĂ©vĂ©ler le procĂšs dâĂtat de dĂ©cembre 1894 est un juif, Ă©crivain, journaliste, anarchiste, Bernard Lazare. Lâaffaire publique nâa pas encore Ă©clatĂ©. IsolĂ©, Bernard Lazare nâen est que plus dĂ©terminĂ© dans son but qui est de montrer les origines multiples de ce mouvement, dâen faire voir les moteurs cachĂ©s, dâexposer les intĂ©rĂȘts quâil sert, de faire comparaĂźtre les individualitĂ©s ou les groupes dont il Ă©mane ». Il avance comme un historien il faut exposer les vrais mobiles de la nouvelle croisade, celle qui Ă©tait dirigĂ©e hier contre les juifs seuls, qui est dirigĂ©e en mĂȘme temps aujourdâhui contre les libres-penseurs, les francs-maçons et les protestants ». Bernard Lazare dĂ©veloppe une lecture trĂšs politique de lâantisĂ©mitisme, capable dâĂȘtre entendue par lâensemble des dĂ©mocrates attachĂ©s Ă la libertĂ© et Ă la justice. Il ne sert plus Ă rien de tenter un dialogue avec Ădouard Drumont comme il sây est essayĂ©. Juif sorti des ghettos, citoyen menacĂ© dans ses droits dâhomme [31] », Bernard Lazare proclame quâ il est encore temps de se ressaisir » La libertĂ© de tous les citoyens se trouve atteinte par la façon atroce dont quelquâun a Ă©tĂ© jugĂ©, et câest les dĂ©fendre tous que dâen dĂ©fendre un seul. Jâai dĂ©fendu le capitaine Dreyfus, mais jâai dĂ©fendu aussi la justice et la libertĂ© ». 71 En ces temps oĂč le procĂšs de Dreyfus ne sâest pas encore transformĂ© en affaire publique, Bernard Lazare est rejoint par un historien de confession protestante, convaincu aprĂšs une recherche personnelle que lâofficier juif est innocent. AttaquĂ© avant mĂȘme quâil ne se soit exprimĂ©, Gabriel Monod rĂ©pond Ă ses dĂ©tracteurs dans Le Temps du 6 novembre 1897. ObĂ©issant au devoir de sa conscience, il affirme, lui descendant de persĂ©cutĂ©s », le devoir de solidaritĂ© et le droit Ă lâindignation, lâindignation que jâai Ă©prouvĂ©e en voyant se mĂȘler ces haines de religion et de race Ă une pure question de justice et de patriotisme, et par le dĂ©sir de dĂ©fendre un juif dans un temps oĂč les juifs sont lâobjet de prĂ©jugĂ©s cruels et de mesquines persĂ©cutions ».Zola de retour 72 Câest le 25 novembre 1897 quâĂmile Zola intervient dans lâaffaire Dreyfus naissante. La rĂ©alitĂ© dâun procĂšs dâĂtat et dâune machination contre un officier juif commence Ă Ă©merger dans les milieux libĂ©raux. Des journaux sâinterrogent tandis quâun parlementaire alsacien, figure des temps hĂ©roĂŻques de la RĂ©publique, vice-prĂ©sident du SĂ©nat, se dĂ©cide Ă parler pour Dreyfus. Scheurer-Kestner Ă©choue devant lâopposition conjuguĂ©e du gouvernement et de la Chambre haute. Avec sa dĂ©faite, les attaques nationalistes redoublent. Ămile Zola dĂ©cide de prendre sa dĂ©fense et Le Figaro Ă nouveau accueille son plaidoyer. DâemblĂ©e, il Ă©largit le propos Ă lâ opinion publique exaspĂ©rĂ©e, surmenĂ©e par la plus odieuse des campagnes » que conduit une certaine presse, affolant les uns, terrorisant les autres, vivant de scandales pour tripler leur vente ». Le rĂ©sultat ne sâest pas fait attendre LâimbĂ©cile antisĂ©mitisme a soufflĂ© cette dĂ©mence. La dĂ©lation est partout, les plus purs et les plus braves nâosent faire leur devoir, dans la crainte dâĂȘtre Ă©claboussĂ©s. » 73 La perversion de la jeunesse lui est particuliĂšrement odieuse, et la responsabilitĂ© des dĂ©putĂ©s spĂ©cialement engagĂ©e. Câest Ă la jeunesse de France quâĂmile Zola sâadresse le 14 dĂ©cembre 1897. Il Ă©crit sous le coup dâune profonde Ă©motion, avec la dĂ©couverte quâen elle, les idĂ©es dâhumanitĂ© et de justice se trouvaient obscurcies ». Des jeunes en effet se sont joints aux manifestations antisĂ©mites contre les premiers dĂ©fenseurs de Dreyfus. Il veut leur expliquer Ă quelle perversion de lâesprit public ils sâassocient, Ă quelle monstruositĂ© de lâhistoire ils offrent leur Ăąge et leurs idĂ©aux. 74 LâadhĂ©sion Ă lâantisĂ©mitisme est dâautant plus grave quâil est devenu lâinstrument dâune destruction de la justice. LâantisĂ©mitisme criminalise ceux qui combattent contre elle [32], fait rĂ©gner une honteuse terreur », conduit au despotisme. Si la France prĂ©sente nâa traversĂ© une heure plus trouble, plus boueuse, plus angoissante pour sa raison et pour sa dignitĂ© », cela tient Ă lâantisĂ©mitisme triomphant. Il faut y mettre fin. Câest le devoir particulier de la jeunesse Qui se lĂšvera pour exiger que justice soit faite, si ce nâest toi qui nâes pas dans nos luttes dâintĂ©rĂȘts et de personnes, qui nâes encore engagĂ©e ni compromise dans aucune affaire louche, qui peux parler haut, en toute puretĂ© et en toute bonne foi ? ». Aller Ă lâhumanitĂ©, Ă la vĂ©ritĂ©, Ă la justice ! », conclut-il. 75 Cette Lettre Ă la jeunesse » prĂ©cĂšde une Lettre Ă la France », du 6 janvier 1898. Ă cette date, lâaffaire Dreyfus est devenue un Ă©vĂ©nement national, bientĂŽt international. Zola le pressent, appelant le pays Ă se rĂ©veiller » face au monde, Ă revendiquer sa gloire » faite de sa libertĂ© et du devoir de vĂ©ritĂ©. Arrive JâaccuseâŠ! », la lettre au prĂ©sident de la RĂ©publique » que publie Georges Clemenceau le 13 janvier. Zola prolonge son analyse du procĂšs Dreyfus comme dâun crime, par la dĂ©monstration des mĂ©canismes mis en Ćuvre, lâodieux antisĂ©mitisme » en premier lieu dont la grande France libĂ©rale des droits de lâhomme mourra, si elle nâen est pas guĂ©rie ».Danger majeur, engagement total herr, bouglĂ©, boutroux 76 Ămile Zola combat dĂ©sormais au milieu dâune petite phalange de dreyfusards. Georges Clemenceau exige toute la vĂ©ritĂ© » dans LâAurore du 18 novembre 1897. Une pĂ©tition appelant au respect des garanties des citoyens devant la justice est en prĂ©paration dans les derniers jours de 1897, et ses listes commencent Ă paraĂźtre dans Le SiĂšcle et dâautres journaux libĂ©raux Ă partir du 14 janvier 1898. AgrĂ©gĂ© de philosophie, bibliothĂ©caire de lâĂcole normale supĂ©rieure, socialiste et libertaire, Lucien Herr est proche des milieux de lâavant-garde littĂ©raire, intellectuelle et socialiste, comme des sphĂšres plus Ă©litistes et parisiennes. Avec Protestation » du 1er fĂ©vrier dans La Revue blanche, il rejette vigoureusement la thĂ©orie des races aux origines du nouvel antisĂ©mitisme et sâinquiĂšte dâune terrible confusion que celui-ci provoque dans les milieux Ă©clairĂ©s. 77 Pour Lucien Herr, lutter sur le terrain seul de lâantisĂ©mitisme revient Ă sĂ©parer le combat dreyfusard de lâengagement pour le droit et la justice, combat qui est celui des juifs comme de tous les autres Français. Cette question est dâautant plus sĂ©rieuse que câest le droit et la justice qui sont directement mis en cause dans lâaffaire Dreyfus. Dreyfus nâa pas Ă©tĂ© condamnĂ© par lâantisĂ©mitisme mais dâabord par des juges militaires qui ont violĂ© le droit. Par eux, lâĂtat sâest dressĂ© contre la loi. La question politique, la question de lâĂtat, sont primordiales. Mais la diffusion de lâantisĂ©mitisme rĂ©vĂšle ce processus de destruction de la dĂ©mocratie. Pour sây opposer, la question de lâĂ©thique des savoirs est fondamentale. Il appelle la jeunesse des Ă©coles Ă demeurer fidĂšle, dans leur vie, Ă lâesprit critique rĂ©sultant de la mĂ©thode scientifique et de lâenseignement de la philosophie. Ă lâheure actuelle, reconnaĂźt Lucien Herr, elle nâa pas le droit dâĂȘtre ignorante et de ne pas penser librement. La haute conception kantienne et rationaliste oĂč la RĂ©publique les a Ă©levĂ©s, leur a enseignĂ© Ă ne jamais respecter des hommes, mĂȘme haut placĂ©s, mais seulement des idĂ©es [âŠ] ils doivent savoir que toute autre philosophie les reconduit aux philosophies de la servitude ». 78 Le jeune philosophe Ălie HalĂ©vy, dĂ©jĂ inquiet du fatalisme devant le matĂ©rialisme historique et du sursaut de mysticisme dĂ©sarmant la raison, Ă©crit Ă son ami CĂ©lestin BouglĂ© As-tu lu, dans le numĂ©ro de La Revue blanche, un article vigoureux sur la situation ? Il faut lire cela et le faire lire, dâautant que je le crois Ă©crit par un maĂźtre de la jeunesse, lui-mĂȘme jeune. Mais, en somme, mes contemporains me dĂ©goĂ»tent ; ceux qui viendront aprĂšs seront-ils pires ou meilleurs ? Cela dĂ©pend de nous, heureusement, dans une faible mesure, malheureusement [33] ». Il passe aux actes. Sâimpliquant dans le recueil des signatures pour la pĂ©tition civique, HalĂ©vy obtient une lettre sur lâantisĂ©mitisme du philosophe Ămile Boutroux. Elle paraĂźt aussitĂŽt en une du Temps. Quel sens pourrait donc avoir dans notre pays cet accouplement monstrueux âVive lâarmĂ©e ! Ă bas les juifsâ », sâinterroge ce mĂ©ditatif retirĂ©, impropre de toute maniĂšre Ă la vie active », mais dĂ©cidĂ© Ă unir intimement [sa] vie Ă celle de [son] pays [34] ». 79 CĂ©lestin BouglĂ© ne reste pas inactif non plus. RĂ©agissant Ă un article de lâacadĂ©micien Ferdinand BrunetiĂšre laissant cours Ă des justifications antisĂ©mites, il publie une rĂ©futation sĂ©vĂšre de sa philosophie », dĂ©montrant que câest prĂ©cisĂ©ment lâentreprise historique de persĂ©cution des juifs qui a engendrĂ© des traits sociaux distinctifs soumettez tout un peuple, enfermez-le dans un ghetto, marquez-le dâune rouelle jaune, interdisez-lui lâaccĂšs de certaines professions, et trĂšs probablement vous imprimerez Ă tous ses membres, courbĂ©s sous le mĂȘme poids, des traits analogues. En ce sens, il est vrai quâil sâest constituĂ© un caractĂšre juif ; mais Ă qui la faute ? Aux formes sociales, non aux conformations anatomiques [35] ». La conclusion de lâarticle de BouglĂ© retrouve la parole dâindignation dâĂmile Boutroux choisissant la patrie contre lâantisĂ©mitisme. 80 Nous demander, au nom de la diversitĂ© des races, des lois spĂ©ciales contre une catĂ©gorie de citoyens parce quâils sont plus ou moins dolichocĂ©phales que la majoritĂ© des autres ; nous presser de les exclure de nos droits, câest donc â il faut sâen rendre compte â nous inviter Ă renier ce rationalisme gĂ©nĂ©reux qui est la tradition de la France. [âŠ] Lors donc que les antisĂ©mites prennent le masque du nationalisme », invoquent les vieilles traditions françaises », en appellent au gĂ©nie du pays », ce nâest quâune ironie sanglante. Rendez Ă lâAllemagne des idĂ©es importĂ©es dâAllemagne ; câest nous qui aurions le droit de vous dire Votre philosophie ne choque pas seulement lâesprit scientifique, elle heurte les idĂ©es qui sont lâĂąme mĂȘme de la France. Parce que vous nâavez su comprendre ni le progrĂšs de la science, ni la logique nationale, vous nâĂȘtes pas seulement des philosophes aveugles, mais des Français Ă©garĂ©s. Ȉ maurice barrĂšs. cela ne se discute pas » 81 BaptisĂ©s du substantif dâ intellectuels [36] », ces penseurs jeunes et moins jeunes nâhĂ©sitent pas Ă affronter les antisĂ©mites et leurs prĂ©tentions savantes. LâantisĂ©mitisme redouble avec lâĂ©clat public de la mobilisation en faveur du dĂ©portĂ© de lâĂźle du Diable, dĂ©montrant le lien entre la vague antisĂ©mite et la mise en danger des fondements dĂ©mocratiques de la sociĂ©tĂ©. La lutte contre la premiĂšre passe en consĂ©quence par le progrĂšs des seconds. Mais il convient de ne pas laisser sans rĂ©ponse les cautions intellectuelles Ă lâantisĂ©mitisme, dont celle, particuliĂšrement emblĂ©matique, de Maurice BarrĂšs, lâun des princes de la littĂ©rature française de lâĂ©poque. Le 1er fĂ©vrier 1898, lâauteur des DĂ©racinĂ©s publie une attaque en rĂšgle contre ces Ă©crivains, savants et artistes engagĂ©s pour la justice. Il invoque le double patronage du nationalisme et de lâantisĂ©mitisme. Il affirme une vision darwinienne de la sociĂ©tĂ©, oĂč la sauvegarde des races impliquerait le sacrifice des dĂ©cĂ©rĂ©brĂ©s » que sont les juifs Ă©mancipĂ©s et les intellectuels dreyfusards. 82 Par son article du Journal, BarrĂšs sâaffirme aprĂšs Charles Maurras comme lâun des grands thĂ©oriciens de lâantidreyfusisme. La dĂ©fense de Dreyfus par les intellectuels les consacre comme des ennemis de la race française » aussi nettement que ne le sont les juifs eux-mĂȘmes. 83 Maurice BarrĂšs mobilise le substrat antisĂ©mite pour discrĂ©diter les intellectuels, dĂ©chet fatal dans lâeffort tentĂ© par la sociĂ©tĂ© pour crĂ©er une Ă©lite ». Soutenant un traĂźtre, il les juge des sans-patries » ayant perdu la foi de la nation. Il multiplie les accusations, la plus dĂ©cisive selon lui Ă©tant leur collusion avec les juifs. En associant aux intellectuels » la dĂ©chĂ©ance juive, BarrĂšs pense dĂ©truire Ă bon compte cette rĂ©sistance civique il lui suffit dâinvoquer lâantisĂ©mitisme. Un tel raisonnement ne fonctionne que dans le contexte de la croyance antisĂ©mite, quasi naturelle pour un homme comme BarrĂšs qui place le culte de lâinstinct au-dessus de la morale de la raison que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race », Ă©crira-t-il lors du procĂšs de Rennes. Et dâajouter Il nây a de justice quâĂ lâintĂ©rieur dâune mĂȘme espĂšce [37]. » 84 La radicalitĂ© de lâattaque, la prĂ©tention Ă faire systĂšme de la lutte des races » mobilisent Lucien Herr. Son nouvel article, qui dĂ©molit les thĂšses racistes des antisĂ©mites, rejette la vision dâun pays refermĂ© sur la haine. 85 Il y a chez vous une idĂ©e constante, fixe Ă force dâĂȘtre constante, fixe Ă force dâĂȘtre, si je compte bien, votre unique idĂ©e. Câest lâidĂ©e de la race, et des sous-races dans la race [âŠ]. Tout cela, câest de la littĂ©rature ce nâest ni de la vĂ©ritĂ©, ni de la vie. Soyez convaincu que, si le mot race a un sens, vous ĂȘtes, comme nous tous, non pas lâhomme dâune race, mais le produit de trois, de six, de douze races fondues en vous et indissolublement mĂȘlĂ©es. [âŠ] Lâhomme qui, en vous, hait les juifs, et hait les hommes dâoutre-Vosges, soyez sĂ»r que câest la brute du xiie siĂšcle, et le barbare du xviie. Et croyez que le monde moderne serait peu de chose, sâil nâĂ©tait lâavĂšnement du droit nouveau, la lente croissance dâune volontĂ© raisonnable, maĂźtresse de ces instincts et tueuse de ces haines. [âŠ]LâĂąme française ne fut vraiment grande et forte quâaux heures oĂč elle fut Ă la fois accueillante et donneuse. Vous voulez lâensevelir dans la raideur tĂ©tanique oĂč lâont mise les rancunes et les haines. [âŠ] Vous avez contre vous Ă la fois le vrai peuple et les hommes de volontĂ© rĂ©flĂ©chie, les dĂ©racinĂ©s, ou, si vous le voulez bien, les dĂ©sintĂ©ressĂ©s, la plupart des hommes qui savent faire passer le droit et un idĂ©al de justice avant leurs personnes, avant leurs instincts de nature et leurs Ă©goĂŻsmes de groupes. Ceux-lĂ , qui sont la force active, auront raison de vous et des brutalitĂ©s que vous dĂ©chaĂźnez [38]. 86 La rĂ©action de BarrĂšs Ă Lucien Herr obĂ©it Ă sa logique raciale Je ne savais pas quâil fut juif ! [39] ».3. Un souffle dĂ©mocratique dans la rĂ©publique 87 Que des lois spĂ©cialement dirigĂ©es contre les juifs aient pu ĂȘtre proposĂ©es, cela prouve combien, mĂȘme en France, les droits de lâhomme sont restĂ©s une parole vide », relĂšve lâĂ©conomiste Charles Gide [40] au dĂ©but de lâaffaire Dreyfus. Celle-ci voit la naissance de la Ligue française pour la dĂ©fense des droits de lâhomme et du citoyen au sein de lâavant-garde dreyfusarde. Le 3 juin 1899, invitĂ© par la Ligue de lâenseignement, Ferdinand Buisson se fĂ©licite de lâarrĂȘt de la Cour de cassation annulant le verdict de condamnation dâAlfred Dreyfus. La RĂ©publique nâa pas permis que lâon violĂąt le droit ; elle a voulu la justice, et la justice sâest faite. » Quant aux antisĂ©mites qui crient Ă bas les juifs », il dĂ©clare Il faut avoir le courage de leur rĂ©sister en face, dans ce pays qui, il y a cent ans, a eu le courage dâĂ©manciper les juifs et dâen faire des citoyens, des hommes [41]. »Citoyens et dĂ©putĂ©s 88 La RĂ©publique doit retrouver une vocation dĂ©mocratique, et celle-ci ne peut exister quâavec des citoyens conscients de leurs responsabilitĂ©s, mesurant leur rĂŽle face Ă lâhistoire. Câest en ces termes que Georges Clemenceau, avocat dâĂmile Zola pour son procĂšs, sâadresse aux jurĂ©s, garants dâun ordre de droit et de justice, seul antidote vĂ©ritable Ă la fureur antisĂ©mite qui se dĂ©chaĂźne en AlgĂ©rie Quand je vois quâon a massacrĂ© des juifs coupables dâaller chercher du pain pour leur famille, jâai le droit de dire que les guerres religieuses nâont pas prĂ©sentĂ© dâautre spectacle dans lâhistoire. Câest pourquoi je demande aux jurĂ©s dâaujourdâhui, en se prononçant dans le sens de la libertĂ© et de la justice pour tous, mĂȘme pour les juifs, de marquer leur volontĂ© de mettre un terme Ă ces excĂšs, de dire aux fauteurs de ces sauvageries âAu nom du peuple français, vous nâirez pas plus loin !â [âŠ] Vous comparaissez devant lâhistoire. » 89 Au mĂȘme moment, la Chambre des dĂ©putĂ©s se transforme en enceinte hostile oĂč la haine antisĂ©mite se nourrit des proclamations nationalistes. Le gouvernement laisse libre cours aux attaques. JaurĂšs fait front 90 Et puisque, messieurs, on semble mĂȘler Ă ce dĂ©bat, pour y glisser je ne sais quel soupçon dĂ©testable, des questions de religion ou de race, je rappellerai que lorsque, dans un dĂ©bat rĂ©cent, de tout autre proportion, il est vrai, de tout autre ampleur et portĂ©e, lorsquâil sâagissait des victimes de la barbarie en Orient, nous ne nous sommes pas demandĂ© si câĂ©taient des chrĂ©tiens ou des catholiques abandonnĂ©s ici par le parti catholique [âŠ]. Nous avons protestĂ© toujours, et voilĂ pourquoi envers un juif comme envers tout autre, nous avons le droit de rĂ©clamer lâobservation des garanties lĂ©gales. [âŠ] Il nây a quâun moyen, dans ce pays de franchise, dâen finir avec les questions, câest de dire la vĂ©ritĂ©, toute la vĂ©ritĂ©. 91 Les violences qui Ă©clatent au palais de justice de Paris, visant Zola et ses dĂ©fenseurs, amĂšnent le dĂ©putĂ© radical Hubbard Ă protester vigoureusement. Les cris de Mort aux juifs » accompagnent ceux de la France aux Français », dont le maire dâAlger se fait le propagandiste zĂ©lĂ©. Cette inscription de meurtre, de massacre, qui vise une catĂ©gorie spĂ©ciale de citoyens [est] contraire aux doctrines rĂ©publicaines et aux doctrines de la libertĂ© », sâindigne-t-il. La RĂ©publique est touchĂ©e au cĆur alors que lâantisĂ©mitisme laisse les responsables rĂ©publicains au mieux silencieux, au pire complaisants. Hubbard rappelle au prĂ©sident du Conseil les avertissements qui lui ont dĂ©jĂ Ă©tĂ© adressĂ©s, face Ă des actes que vous nâauriez jamais cru admissibles ni possibles ». Repoussant Ă lui seul lâoffensive concertĂ©e des antisĂ©mites sur lâAlgĂ©rie, conçue comme un laboratoire futur de la sĂ©grĂ©gation antijuive, le dĂ©putĂ© socialiste Gustave Rouanet dĂ©clare accomplir une tĂąche rĂ©publicaine ». Ceux qui veulent rester libres et indĂ©pendants » 92 Des rĂ©publicains ont dĂ©jĂ franchi le pas. Au SĂ©nat, le 28 fĂ©vrier 1899, Pierre Waldeck-Rousseau, figure modĂ©rĂ©e mais hĂ©ritier de Gambetta, rompt le silence quâil observe depuis le dĂ©but de lâAffaire. Il dĂ©crit une RĂ©publique corrompue par lâantisĂ©mitisme, dominĂ©e par le nationalisme. 93 Il faut, messieurs, non pas prendre au tragique certains Ă©pisodes de notre histoire, mais les prendre au sĂ©rieux pour en observer les causes ; il faut se demander si le laisser-aller dans la dĂ©fense, opposĂ© Ă la vigueur, Ă lâoutrance de lâattaque, va dĂ©gĂ©nĂ©rer en une sorte de rĂ©signation de ce pays [âŠ].Je voudrais ĂȘtre optimiste ; je ne le peux ; car une chose grandit et grandit sans cesser dans ce pays câest le pouvoir de la menace et de la calomnie [âŠ]. Certains mots ont perdu leur sens craindre quâune erreur ait Ă©tĂ© commise, ce nâest pas obĂ©ir au plus noble devoir et au plus noble sentiment de lâhumanitĂ©, non ; dans un certain jargon nationaliste, cela a Ă©tĂ© mĂ©connaĂźtre la patrie. Vouloir rĂ©parer cette erreur, cela a Ă©tĂ© une forfaiture. Et voilĂ quâon nous demande maintenant des tribunaux exceptionnels ou extraordinaires ! Il semble en vĂ©ritĂ© que certains actes soient oubliĂ©s et que certains souvenirs ne mordent plus au cĆur comme autrefois les fils ou les descendants des proscrits de 1851. Je me refuse Ă amnistier le passĂ© ; nous ne fournirons pas aux rĂ©actions de lâavenir un prĂ©cĂ©dent rĂ©publicain. 94 Quatre mois plus tard, Waldeck-Rousseau parvient Ă composer une majoritĂ© de dĂ©fense rĂ©publicaine » et forme un gouvernement dont la politique apparaĂźt encore comme lâune des plus rĂ©ussie de la IIIe RĂ©publique. Anticipant sur un tel sursaut des consciences, Gustave Rouanet avait dĂ©clarĂ© le 24 mai 1899 nous ne sommes pas seulement responsables de ce que nous faisons, nous sommes encore responsables de ce que nous ne faisons pas ».4. Lâadieu au temps de lâaffaire ? 95 En 1910, Charles PĂ©guy Ă©crit dans Notre jeunesse que lâaffaire Dreyfus ne finira jamais ». Plus elle est finie, explique-t-il, plus elle prouve [42] ». Elle prouve ce quâelle a Ă©tĂ©, une vĂ©ritable catholicitĂ© de la justice, une opinion de la terre habitĂ©e, une opinion publique universelle » hĂ©ritĂ©e du remords dâavoir laissĂ© le peuple armĂ©nien ĂȘtre massacrĂ© en 1894, destinĂ©e Ă demeurer Lâaffaire Dreyfus ne sera pas la derniĂšre oĂč elle se prononcera. » Elle a donnĂ© des exemples de courage civique sans comparaison, dont ceux du capitaine Dreyfus et de sa femme Lucie. Si, pour Charles PĂ©guy, la mystique » a fait place Ă la politique », les Ă©crits et les hommages ont parlĂ© [43]. LâAffaire est Ă©ternelle, ses leçons peuvent ĂȘtre entendues de tout temps et en tout lieu. Quâelle se soit identifiĂ©e Ă la lutte contre la persĂ©cution, au combat contre lâantisĂ©mitisme, Ă lâhonneur de lâesprit français, lui confĂšre cette force singuliĂšre », sans Ă©gal, qui dure. Elle oblige au prĂ©sent, face Ă lâantisĂ©mitisme qui menace Ă nouveau les progrĂšs dĂ©mocratiques de la RĂ©publique et lâuniversalitĂ© en chaque ĂȘtre humain. Mais lâoubli de lâAffaire et lâindiffĂ©rence aux victimes accompagnent lâentrĂ©e dans le siĂšcle nouveau, le xxe siĂšcle qui se rĂ©vĂ©lera celui des tyrannies et des gĂ©nocides. 96 LâantisĂ©mitisme redevient la chose des juifs, leur responsabilitĂ© mĂȘme. La solidaritĂ© pour le genre humain, le rejet universel de la persĂ©cution sâeffacent. Le capitaine Dreyfus est presque seul, avec ses amis dreyfusards, Ă dĂ©fendre la justice qui lâa rĂ©habilitĂ© le 12 juillet 1906 et dont lâarrĂȘt est systĂ©matiquement attaquĂ© dans les journaux de lâextrĂȘme droite, Ă commencer par la presse de lâAction française. Charles Maurras thĂ©orise les quatre Ătats confĂ©dĂ©rĂ©s des protestants, juifs, francs-maçons et mĂ©tĂšques [44] » qui menacent lâidentitĂ© française. Lâ union sacrĂ©e », avec les juifs de France combattant hĂ©roĂŻquement dans les tranchĂ©es aux cĂŽtĂ©s de leurs frĂšres dâarmes, sâestompe dĂšs la fin de la PremiĂšre Guerre mondiale. Il faut faire toujours plus, quand on est juif, pour mĂ©riter sa patrie, explique Alfred Dreyfus Ă son fils Pierre, tous deux mobilisĂ©s [45]. 97 Lâaffaire Dreyfus se change en dĂ©faite, se confie en 1932 le philosophe LĂ©on Brunschvicg Ă son ami Emmanuel Levinas [46]. Le 7 avril 1934, Roger Martin du Gard Ă©crit au capitaine Dreyfus Nous avons devant nous, en 1934, les mĂȘmes spectres ; il faut les connaĂźtre et les dĂ©masquer [47]. » Le hĂ©ros de lâAffaire dĂ©cĂšde un an plus tard. LâantisĂ©mitisme progresse en France, devient une doctrine dâĂtat en Allemagne, bientĂŽt une solution finale de la question juive » en acte. Ă la LibĂ©ration, Jules Isaac explique comment la question juive », parce que lâaffaire Dreyfus en avait dĂ©masquĂ© lâintention criminelle, a radicalisĂ© le nationalisme français dans les annĂ©es 1930. Les annĂ©es suivantes devaient voir cette atroce persĂ©cution aboutir Ă des monstruositĂ©s uniques dans lââhistoireâ, la tentation dâextermination de tout un groupement humain de plusieurs millions, ce quâon a appelĂ© dâun nom nouveau de gĂ©nocide [48] ». 98 En obligeant les juifs de France Ă se dĂ©finir socialement et politiquement comme tels, les promoteurs de la RĂ©volution nationale ont rĂ©vĂ©lĂ© la nature tyrannique du rĂ©gime alliĂ© au nazisme. Ă cet antisĂ©mitisme du xxe siĂšcle sâopposent la valeur historique de lâexpĂ©rience dreyfusarde et le sens quâelle revĂȘt pour les dĂ©mocrates, juif ou non-juifs peu importe, unis dans le mĂȘme combat, de lâAffaire Ă la RĂ©sistance. En faisant du destin dâun juif lâemblĂšme et lâorigine dâun engagement pour la dĂ©mocratie, les intellectuels dreyfusards ont inventĂ© une Ă©thique de la libertĂ© et de lâĂ©galitĂ© fondĂ©e sur la raison critique et le devoir de justice. Devenu un irrĂ©ductible opposant au rĂ©gime de Vichy, Georges Bernanos avertit ses maĂźtres » de ce quâil adviendra si Georges Mandel est assassinĂ©, celui dont le nom avait Ă©tĂ© saluĂ© par Jean Moulin face Ă lâennemi nazi vous aurez Ă payer ce sang juif dâune maniĂšre qui Ă©tonnera lâhistoire â entendez-vous bien, chiens que vous ĂȘtes â chaque goutte de ce sang juif versĂ© en haine de notre ancienne victoire nous est plus prĂ©cieuse que toute la pourpre dâun manteau de cardinal fasciste â est-ce que vous comprenez bien ce que je veux dire, amiraux, marĂ©chaux, Excellences, Ăminences et RĂ©vĂ©rences [49] ? ». 99 Cette philosophie politique Ă la hauteur de la menace antisĂ©mite est restĂ©e malgrĂ© le dĂ©ni de lâhistoire, cette mĂ©moire courte [50] » dont sâalarma lâĂ©crivain Jean Cassou en 1953. Une pensĂ©e dreyfusarde et libĂ©rale survĂ©cut. En 1980, rĂ©agissant Ă lâattentat de la rue Copernic, Jean-Pierre Vernant dĂ©montre que la seule question juive » qui vaille est la solidaritĂ© immĂ©diate avec les victimes TĂ©moins et acteurs de ce drame oĂč nous fĂ»mes tous engagĂ©s, que pourrions-nous dire Ă la communautĂ© israĂ©lite sinon quâĂ travers elle câest chacun de nous qui a Ă©tĂ© atteint dans ce quâil a de plus prĂ©cieux, ce pour quoi, en combattant durant ces annĂ©es oĂč les antisĂ©mites Ă©taient rois, il a donnĂ© le meilleur de lui-mĂȘme une certaine idĂ©e de la France et de lâhomme [51]. » Des extraits de ce texte forment une dĂ©claration publique signĂ©e par une vingtaine de personnalitĂ©s de la RĂ©sistance. 100 La protestation de Jean-Pierre Vernant sâinscrit dans la dimension de lâhistoire et de la mĂ©moire, seule capable de faire entendre une parole de vĂ©ritĂ© qui puisse dĂ©passer les formules dâindignation officielle ». LâantisĂ©mitisme installĂ© chez nous dans les fourgons de lâarmĂ©e hitlĂ©rienne » a rĂ©vĂ©lĂ©, derriĂšre les ratiocinations de lâidĂ©ologie raciste, un dĂ©lire de lâintelligence, une perversion du sentiment des valeurs, une passion, obsessionnelle et fanatique, pour abaisser et pour dĂ©truire tout ce qui, sous la forme de lâautre, met chacun de nous en question ». Notre responsabilitĂ© personnelle est dĂšs lors engagĂ©e. Cette haine morbide, cette folie meurtriĂšre nâauraient pu prendre racine dans notre pays si elles nây avaient trouvĂ©, pour sâen nourrir, un terreau fait dâindiffĂ©rence Ă©goĂŻste, de prĂ©jugĂ©s bien ancrĂ©s, de mĂ©fiance jalouse ou dâhostilitĂ© franche envers ce qui nâest pas tout Ă fait familier. » Lâhistorien insiste sur lâenterrement de la nation française en ce temps de monstrueuse vĂ©ritĂ© » 101 Devant lâhorreur, il y eut chez beaucoup de Français une attitude de prudente rĂ©serve ; chez dâautres, accoutumĂ©s Ă hurler avec les loups, tranquille consentement ; chez ceux enfin qui trouvaient lĂ lâoccasion de rĂ©gler leurs comptes, sur le dos du voisin, avec leur propre vie manquĂ©e, complicitĂ© ouverte Ă coups de dĂ©nonciations. Ce temps de la barbarie sauvage et de lĂąchetĂ©, quand les chantres de la race conduisaient en fanfare lâenterrement de la nation française, reste inscrit dans notre mĂ©moire comme le visage mĂȘme de lâantisĂ©mitisme, sa monstrueuse vĂ©ritĂ©. 102 Un mĂȘme engagement conduit Jean-Pierre Vernant, le 13 juillet 1993, Ă se porter au premier rang des signataires de lâ Appel Ă la vigilance » imaginĂ© par le poĂšte Yves Bonnefoy et lâhistorien Maurice Olender, soulignant lâimpossibilitĂ© dâoublier que les propos de lâextrĂȘme droite ne sont pas simplement des idĂ©es parmi dâautres, mais des incitations Ă lâexclusion, Ă la violence, au crime [52] », appelant Ă une Europe de la vigilance » face Ă la banalisation de la haine et la sĂ©duction quâelle opĂšre en direction dâune nouvelle droite » Ă lâoffensive. LâantisĂ©mitisme dĂ©truit les cadres premiers de la pensĂ©e et de la relation au monde. Les philosophes doivent sâarmer pour dĂ©fendre la libertĂ© de lâesprit et dĂ©voiler, sous de fausses philosophies, les discours de justification de lâinnommable, comme Pierre Bourdieu Ă son tour lâaffirme face au scandale Heidegger, quand lâhomme et la philosophie sâĂ©taient mis au service du nazisme [53]. 103 La clartĂ© du propos, le courage de lâaction font penser au temps de lâaffaire Dreyfus. Les victoires dĂ©mocratiques restent toujours imparfaites et provisoires, et câest leur force que de rappeler combien lâhistoire est incertaine, lâhumanitĂ© fragile. Cette incertitude, cette fragilitĂ© bien comprises conduisent Ă se souvenir et Ă agir, Ă demeurer vigilants et ne pas renoncer Ă lâinquiĂ©tude qui fait penser et comprendre. Ă rester fidĂšles Ă lâĂ©pilogue de La Peste dâAlbert Camus. Ă se mettre dans les pas du Premier combat de Jean Moulin. Notes [1] Jacques Chirac, discours du Velâ dâHivâ, Paris, 16 juillet 1995. Les notes Ă lâappui de cet essai se limitent aux rĂ©fĂ©rences strictement nĂ©cessaires. Voir sur le site du CESPRA EHESS-CNRS les publications de lâauteur Ă ce sujet ainsi quâun fichier PDF des textes citĂ©s dans cet essai. [2] StĂ©phane Habib, Il y a lâantisĂ©mitisme, Les Liens qui libĂšrent, 2020. [3] Ălie HalĂ©vy, LâĂre des tyrannies [1938], Les Belles Lettres, 2016. [4] Cela ne veut pas signifier que de telles idĂ©ologies raciales animĂ©es dâintentions exterminatrices nâaient pas existĂ© dĂšs lâĂ©poque moderne. Voir les travaux de Denis Crouzet, JĂ©rĂ©mie Foa et Jean-FrĂ©dĂ©ric Schaub. [5] LĂ©on Poliakov, Histoire de lâantisĂ©mitisme, Calmann-LĂ©vy, 1955-1968. [6] Nous ne luttons pas seulement contre lâAllemagne, nous luttons contre des idĂ©es, contre un rĂ©gime fondĂ© sur le mĂ©pris des hommes, lâinĂ©galitĂ© des races, la nĂ©gation du droit, lâexploitation des faibles. Entretenir la foi dans les idĂ©es de la dĂ©mocratie rĂ©pond donc Ă une authentique nĂ©cessitĂ©. Nous voulons sauvegarder dans la victoire nos raisons de vaincre. Et, si lâon peut gagner la guerre sans croire en la dĂ©mocratie, on ne gagnera pas la paix si lâon ne croit pas en elle. » Raymond Aron, La StratĂ©gie totalitaire et lâavenir des dĂ©mocraties », mai 1942, dans Croire en la dĂ©mocratie 1933-1944, Fayard, 2017 Pluriel ». [7] Jean Moulin Max, 1941 Premier Combat. Journal Posthume, Les Ăditions de Minuit, 1947, p. 99. [8] Daniel Cordier, Alias Caracalla, Gallimard, 2009 TĂ©moins », p. 335. [9] Vincent Duclert, LâantisĂ©mitisme sans fin », Esprit, mars 2019, p. 12-17. [10] Albert Camus, La Peste, Gallimard, 1947, rééd. Folio », p. 279. [11] Jean JaurĂšs, LâArmĂ©e nouvelle [1911], Ćuvres de Jean JaurĂšs, vol. 13, Fayard, 2012. [12] IncarcĂ©rĂ© sans jugement depuis 2017 dans une prison de haute sĂ©curitĂ©, ce mĂ©cĂšne et humaniste a confiĂ© avoir lu rĂ©cemment, dans sa cellule, La Peste dâAlbert Camus Entretien, Le Monde, 2 juin 2020. [13] CitĂ© par Le Monde, 23 octobre 2021. [14] Au sujet de lâhistoire des juifs sous lâoccupation nazie et le rĂ©gime de Vichy, voir en particulier les travaux de Claire Andrieu, ZoĂ© Grumberg, Laurent Joly, Serge Klarsfeld, Pierre Laborie, Robert Paxton, RenĂ©e Poznanski, Jacques Semelin, Annette Wieviorka, Le Genre humain, nos 28 et 30-31, ainsi que les tĂ©moignages notamment rĂ©unis par lâUnion des DĂ©portĂ©s dâAuschwitz. [15] Thomas Hochmann, Pourquoi Ăric Zemmour devait ĂȘtre inĂ©ligible », Huffpost, 11 octobre 2021. [16] Ămile Zola, Lettre Ă la jeunesse », La VĂ©ritĂ© en marche, Ă©ditĂ© par Vincent Duclert, Tallandier, 2013 Texto », rééd. 2020, p. 103. Les citations suivantes dâĂmile Zola renvoient Ă cette Ă©dition. [17] Marylin Maeso, La Petite Fabrique de lâinhumain, LâObservatoire, 2021. [18] Emmanuel Macron, discours au mĂ©morial de Gisozi Ă Kigali, 27 mai 2021. [19] Jean JaurĂšs, Les Preuves. Lâaffaire Dreyfus [1898], La DĂ©couverte, 1998, p. 47-49. [20] Ernest Renan, Le JudaĂŻsme comme Race et comme Religion, Paris, 1883 et Maurice Olender, Les Langues du paradis, Seuil, 1989. [21] CitĂ© par Salomon Reinach, Drumont et Dreyfus. Ătudes sur la Libre Parole » de 1894 Ă 1895, Stock, 1898, p. 10. [22] Gilles Candar et Vincent Duclert, Jean JaurĂšs, Fayard, 2014. [23] Voir les travaux de Marc Angenot dont son article de Romantisme en 1995 Ă complĂ©ter avec les travaux de Pierre Birnbaum, Stephen Englund, GrĂ©goire Kauffmann, Bertrand Joly, notamment. [24] Michael R. Marrus, Les Juifs de France Ă lâĂ©poque de lâaffaire Dreyfus, prĂ©face de Pierre Vidal-Naquet, Calmann-LĂ©vy, 1972, p. 229. [25] MĂ©moire de Bernard Lazare sur ses activitĂ©s pendant lâaffaire Dreyfus », dans B. Lazare, Anarchiste et nationaliste juif, Ă©d. Ph. Oriol, Champion, 1999, p. 241-243. [26] Alfred Dreyfus, LâHonneur dâun patriote, Fayard, 2006, nouv. Ă©d., 2016 Pluriel ». [27] Victor Barrucand, FĂ©lix FĂ©nĂ©on, Passim », La Revue blanche, 1er fĂ©vrier 1895. [28] Lâarrestation de lâ officier juif A. Dreyfus » a Ă©tĂ© annoncĂ©e dĂšs le 1er novembre 1894 par La Libre Parole, en une et en caractĂšre dâaffiche. Le 2 novembre, le journal titre La trahison du juif Dreyfus » [29] Laurent Joly, AntisĂ©mites et antisĂ©mitisme Ă la Chambre des dĂ©putĂ©s sous la IIIe RĂ©publique », Revue dâhistoire moderne et contemporaine, 3/2007. [30] Nous avons Ă©tabli dans ce pays la libertĂ© de toutes les opinions, le respect de toutes les croyances. Nous nâavons pas Ă rechercher les origines. » [31] Bernard Lazare, dans Le Voltaire, 31 mai 1896. [32] Avoir Ă©tĂ© en proie au besoin de vĂ©ritĂ©, est un crime. Avoir voulu la justice, est un crime. » [33] Ălie HalĂ©vy, Correspondance 1891-1937, prĂ©face de François Furet, Bernard de Fallois, 1996, p. 220. [34] Ămile Boutroux, lettre Ă Ălie HalĂ©vy, 25 janvier 1898, ENS, Archives Ălie-HalĂ©vy. [35] CĂ©lestin BouglĂ©, Philosophie de lâantisĂ©mitisme », La Grande Revue, 1er janvier 1899, p. 152, 157-158. [36] Introduit le 23 janvier 1898 par Georges Clemenceau dans LâAurore. [37] CitĂ© par Zeev Sternhell, Maurice BarrĂšs », dans Michel Drouin dir., LâAffaire Dreyfus de A Ă Z, Flammarion, 1994, p. 123. [38] Lucien Herr, Ă M. Maurice BarrĂšs », La Revue blanche, 15 fĂ©vrier 1898. [39] Charles Andler, Vie de Lucien Herr 1864-1926 [1832], rééd. François Maspero, 1977, p. 126. [40] CitĂ© par Henri Dagan, EnquĂȘte sur lâantisĂ©mitisme, Stock, 1899, p. 57-58. [41] CitĂ© par Le SiĂšcle, 5 juin 1899. [42] Charles PĂ©guy, Notre jeunesse [1910], Gallimard, 1993 Folio essai », p. 139-140. [43] Charles PĂ©guy, Le Ravage et la RĂ©paration », La Revue blanche, 15 novembre 1899, et Ćuvres en prose complĂštes, t I, Gallimard, 1987 BibliothĂšque de la PlĂ©iade », p. 282. [44] Une formule que Maurras a systĂ©matisĂ©e pour la premiĂšre fois en 1903 » Laurent Joly, Gabriel Monod et âlâĂtat Monodâ. Une campagne nationaliste de Charles Maurras 1897-1931 », Revue historique, 4/2012. Voir aussi, du mĂȘme, Naissance de lâAction française, Grasset, 2015. [45] Lettre du 12 octobre [1918], collection Charles-Dreyfus. [46] LâAgenda de LĂ©on Brunschvicg », Ăvidences, 1949, no 2, republiĂ© dans Difficile libertĂ©, Hachette, 1984 Livre de poche Biblio-essais », p. 67-68. [47] MusĂ©e dâart et dâhistoire du JudaĂŻsme Fonds Alfred-Dreyfus. [48] Jules Isaac, 1941 les persĂ©cutions antisĂ©mites ». Fonds Jules-Isaac. [49] Georges Bernanos, Nous vous jetterons sur le parvis » [fĂ©vrier 1943], Essais et Ă©crits de combat, t. II, Gallimard, 1995 BibliothĂšque de la PlĂ©iade », p. 511. [50] Jean Cassou, La MĂ©moire courte [1953], rééd. Baruch, Sillage, 2007. [51] Jean-Pierre Vernant, Copernic », Le Monde, 3 octobre 1980, repris dans Entre mythe et politique, t. I, Seuil, 1996 La Librairie du xxe siĂšcle », p. 587-588. [52] Maurice Olender, Race et histoire et Singulier Pluriel, Seuil, 2018 et 2020. [53] Pierre Bourdieu, Lâassassinat de Maurice Halbwachs », dans Visages de la RĂ©sistance, La LibertĂ© de lâesprit, no 16, automne 1987, p. 161-167. Maurice Blanchot tient un mĂȘme raisonnement, concluant Ă la responsabilitĂ© la plus grave » dâHeidegger corruption dâĂ©criture, abus, travestissement et dĂ©tournement du langage » Les intellectuels en question. Ăbauche dâune rĂ©flexion », Le DĂ©bat, no 29, mars 1984, p. 5.
Votre navigateur ne prend pas en charge les tags vidĂ©os. HD VOD Georges Bernanos compte parmi les grandes figures littĂ©raires du 20Ăšme siĂšcle. TĂ©moin engagĂ© dans les grands Ă©vĂ©nements de son temps, il a aussi Ă©tĂ© un lanceur dâalerte et un visionnaire. Toute sa vie durant, en France, en Espagne ou au BrĂ©sil, il combat les totalitarismes, les dĂ©rives idĂ©ologiques, le capitalisme, la sociĂ©tĂ© de consommation, les compromissions des politiques et lâinstrumentalisation des peuples. Il le fait en prenant violemment position, sans jamais cĂ©der au conformisme. Le petit-fils et le petit-neveu de Bernanos, apportent un Ă©clairage nouveau sur la vie et lâoeuvre de lâĂ©crivain le plus anticonformiste de son temps dont lâintensitĂ© des textes rĂ©sonne encore plus fortement aujourdâhui. Georges Bernanos - littĂ©rature - romancier Le DVD 15,00 ⏠Article indisponible Paiement sĂ©curisĂ©
Il y a un Ă©crivain Ă qui le qualificatif de âprophĂšteâ correspond Ă merveille Georges Bernanos. Sâil rĂ©cusait Ă©videmment le mot, lâĂ©crivain convenait quâil lui Ă©tait arrivĂ© de voir des choses que les autres ne voulaient pas voir, ce qui est une dĂ©finition acceptable du prophĂšte dans sa version profane. Ces âchosesâ quâil a vues, lâavĂšnement dâun ordre Ă©conomique mondial, la dictature de la technique, la fin de la souverainetĂ© française, le terrorisme intellectuel, la chute de la morale, la fin de la vie intĂ©rieure, et plus gĂ©nĂ©ralement la dĂ©mission devant lâhistoire, sont liĂ©es Ă lâinspiration fondamentale qui a nourri son Ćuvre la fidĂ©litĂ© au catholicisme et Ă lâidĂ©al de la monarchie dont il nâa jamais LIRE [Les prophĂštes] Soljenitsyne ou lâĂ©loge de la dissidence On a pointĂ© ses revirements, ses paradoxes, voire ses contradictions. Admirateur de Drumont dans sa jeunesse, disciple de Maurras, adepte dâune rĂ©volution nationale avant lâheure la Grande peur des bien-pensants, il sâĂ©leva violemment contre les siens au moment de la guerre dâEspagne, condamnant le coup de force de Franco et conspuant les prĂȘtres espagnols le soutenant les Grands CimetiĂšres sous la lune. Son Ćuvre rĂ©pond Ă la crise de notre civilisation. Son Ćuvre est pourtant fondamentalement une, hantĂ©e par la libertĂ© et la justice. De Sous le soleil de Satan au Dialogue des carmĂ©lites en passant par le Journal dâun curĂ© de campagne, et le Chemin de la Croix-des-Ăąmes, elle rĂ©pond Ă la crise de notre civilisation ; elle est une tentative, en partant de notre histoire chrĂ©tienne et royale, de la dĂ©passer, dâen tirer le carburant pour un nouveau dĂ©part, seule voie pour lâĂ©crivain observant le monde moderne sâempuantir dans les massacres et lâesclavage, de retrouver la libertĂ© et lâhonneur français. Avoir Ă©tĂ© un ennemi des dictatures ne fait pas de Bernanos un ami de la LIRE [Les prophĂštes] JĂ©rĂŽme Lejeune, professeur dâespĂ©rance Un dernier cri dâalarmeA LIRE [Les prophĂštes] George Orwell, retour vers le futur RĂ©fugiĂ© au BrĂ©sil dĂšs 1938, il sâoppose au gouvernement du marĂ©chal PĂ©tain et se rallie Ă lâesprit du 18 Juin. Il met alors un terme Ă sa production romanesque pour se consacrer exclusivement Ă ses âĂ©crits de combatâ dans la tradition des grands pamphlĂ©taires français, dâAgrippa dâAubignĂ© Ă Louis Veuillot et LĂ©on Bloy, son âmaĂźtreâ avec PĂ©guy. Avoir Ă©tĂ© un ennemi des dictatures ne fait pas de Bernanos un ami de la dĂ©mocratie, dont il pressent trĂšs vite quâelle aussi tend Ă lâunivers totalitaire ». Le mauvais rĂȘve » ne sâest pas achevĂ© le 8 mai 1945, les deux rĂ©gimes participant de la mĂȘme imposture, celle de la matiĂšre et du nombre. Ce quâattend Bernanos, câest une insurrection spirituelle capable de retrouver lâesprit europĂ©en » qui est croyance Ă la libertĂ©, Ă la responsabilitĂ© de lâhomme ».A LIRE [Les prophĂštes] Et Barjavel imagina lâinimaginable Dans la France contre les robots 1947, il lance son dernier cri dâalarme contre les machines dont il pressent la domination proche, fustigeant la dĂ©mission française » dans le combat pour la libertĂ©. LâidĂ©e quâun citoyen, qui nâa jamais eu affaire Ă la justice de son pays, devrait rester parfaitement libre de dissimuler son identitĂ© Ă qui il lui plaĂźt, pour des motifs dont il est seul juge, ou simplement pour son plaisir, que toute indiscrĂ©tion dâun policier sur ce chapitre ne saurait ĂȘtre tolĂ©rĂ©e sans les raisons les plus graves, cette idĂ©e ne vient plus Ă lâesprit de personne », y Ă©crivait-il notamment. Qui peut encore comprendre de tels propos ?A LIRE [Les prophĂštes] Tocqueville, lâhistorien du futur
Bateaux au jardin du Luxembourg. "In a higher world it is otherwise, but here below to live is to change, and to be perfect is to have changed often" Dans un monde supĂ©rieur, il en est autrement, mais ici-bas vivre, câest changer ; ĂȘtre saint, câest avoir beaucoup changĂ© », John Henry NEWMAN, An Essay on the Development of Christian Doctrine 1845, I, 1, 7 Ă©d. Green and Co, Longmans, Londres, 1878, p. 40. Vous ĂȘtes royaliste, disciple de Drumont â que mimporte ? Vous mâĂȘtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades des milices dâAragon â ces camarades que, pourtant, jâaimais », Ă©crivit Simone Weil Ă Bernanos aprĂšs avoir lu Les Grands cimetiĂšres sous la lune Correspondance inĂ©dite CI t. II, p. 203-204. Elle exprimait ainsi lâun des paradoxes de Bernanos. ProfondĂ©ment catholique, il nâhĂ©site pas Ă dĂ©noncer violemment les choix de lâĂ©glise dâEspagne et lâignoble Ă©vĂȘque de Majorque » CI, t. II, p. 170 qui bĂ©nit le massacre des rĂ©publicains en 1937, lâĂ©glise italienne qui approuve Mussolini pour conserver ses privilĂšges et lâordre », le clergĂ© français timide durant la guerre. Admirateur de Drumont, il condamne lâantisĂ©mitisme en 1939, membre de lâAction française aprĂšs avoir Ă©tĂ© Camelot du Roi, il la quitte non sans souffrance lorsque Rome la condamne, acceptant mĂȘme de se brouiller dĂ©finitivement avec Maurras, et se rallie Ă lâappel du 18 juin quand la plupart de ses anciens compagnons prennent le parti du marĂ©chal PĂ©tain. Royaliste, il titrait un article en novembre 1944 Je crois Ă la RĂ©volution », poursuivant On me reproche parfois de trop parler de rĂ©volution. Mais ce nâest pas dâen parler quâon me blĂąme ; on ne me pardonne pas dây croire. Et jây crois parce que je la vois. Je la vois partout dans le monde, mais je la vois plus clairement dans mon propre pays, parce quâil y a commencĂ© plus tĂŽt, et câest le gĂ©nĂ©ral de Gaulle qui lâa faite » Ăcrits et Ćuvres de combat EEC, p. 939. Son second roman, Lâimposture fut saluĂ© par Malraux comme par Antonin Artaud qui lui Ă©crivit alors Votre âmort du curĂ© Chevanceâ mâa donnĂ© une des Ă©motions les plus tristes et les plus dĂ©sespĂ©rĂ©es de ma vie. ⊠Rarement chose ou homme mâa fait sentir la domination du malheur, rarement jâai vu lâimpasse dâune destinĂ©e farcie de fiel et de larmes, coincĂ©e de douleurs inutiles et noires comme dans ces pages dont le pouvoir hallucinatoire nâest rien Ă cĂŽtĂ© de ce suintement de dĂ©sespoir quâelles dĂ©gagent » et reconnaĂźt en lui un frĂšre en dĂ©solante luciditĂ© » cf. Georges Bernanos Ă la merci des passants, Jean-Loup Bernanos, p. 194-195. Il est en revanche traitĂ© plus bas que terre par nombre de chrĂ©tiens » qui le vouent sans hĂ©siter aux gĂ©monies lorsque ses Ćuvres ne correspondent pas Ă lâidĂ©e que lâon se fait habituellement de la production dâun Ă©crivain catholique. Sur le plan littĂ©raire, peut-on parler dâune fidĂ©litĂ© de lâĂ©crivain ? Romancier, il se transforme en pamphlĂ©taire Ă partir de 1936, renonçant Ă la joie de laisser se lever les personnages que son imagination faisait surgir. Et que dire des innombrables dĂ©mĂ©nagements de la famille Bernanos, non seulement en France mais Ă Majorque, au Paraguay, Ă©tape pour le BrĂ©sil, puis en Tunisie, parce que la France de lâaprĂšs-guerre lui est insupportable ? Quelle fidĂ©litĂ© unifiait donc cet homme, dont les choix apparemment contradictoires laissĂšrent souvent perplexes ceux qui ne le connaissaient que par la rumeur, quand Jean de FabrĂšgues, au contraire, pouvait Ă©crire Non, Bernanos nâavait pas changĂ© il Ă©tait restĂ© fidĂšle Ă lui-mĂȘme, Ă tout lui-mĂȘme, Ă ce que les partis, la droite et la gauche, se partageaient, se disputaient⊠CâĂ©tait lui, en vĂ©ritĂ©, qui restait le mĂȘme, qui restait fidĂšle tel au dernier jour que nous lâavions connu au premier, tel en ces derniers mois quâĂ lâĂ©poque du Soleil de Satan, ou, plus loin encore, de lâAvant-Garde de Rouen, fidĂšle Ă son ârĂȘveâ, Ă son Ăąme » Bernanos tel quâil Ă©tait, Mame, 1963 ? Sans doute une des clefs de lecture se situe-t-elle dans lâidĂ©e que Bernanos se faisait de son mĂ©tier dâĂ©crivain. Le mĂ©tier littĂ©raire ne me tente pas », Ă©crit-il dĂ©jĂ en 1919, il mâest imposĂ©. Câest le seul moyen qui mâest donnĂ© de mâexprimer, câest-Ă -dire de vivre. Pour tous une Ă©mancipation, une dĂ©livrance de lâhomme intĂ©rieur, mais ici quelque chose de plus la condition de ma vie morale. Nul nâest moins art pour art, nul nâest moins amateur que moi. Câest pourquoi le mal est sans remĂšde. En enterrant ma vocation, on mâenterre avec elle, et les idĂ©es dont je vis » CI, t. I, p. 167. Bien avant que le Soleil de Satan ne rĂ©vĂšle le romancier, il vit son mĂ©tier comme une vocation â vocatus », et cette perspective domine toute sa vie. Il prĂ©cise en 1943 Le bon Dieu doit mâappeler chaque fois quâil a besoin de moi et beaucoup de fois, et sur un ton comminatoire ! Alors je me lĂšve en rechignant et sitĂŽt la besogne faite, je retourne Ă ma vie trĂšs ordinaire » CI, t. II, p. 503. Câest pour ĂȘtre fidĂšle Ă cette vocation, Ă cet appel que Bernanos quitte le mĂ©tier dâassureur aprĂšs le succĂšs du Soleil de Satan, quâil abandonne le roman pour les Ćuvres de combat, Ă©crivant le 14 mars 1937 Il est vraiment providentiel que je sois venu ici, Ă Majorque. Jâai compris. Je tĂącherai de faire comprendre » et ce sera le brasier des Grands CimetiĂšres sous la lune, quâil sâexile volontairement en 1938, lorsque lâair » devient si rarĂ©fiĂ© » en Europe quâil ne porte pas une parole libre » CI, t. II, p. 598 sq., lui faisant dire Je ne veux pas risquer de me damner ». Bernanos prend tous les moyens pour ĂȘtre fidĂšle Ă cette vocation dont il affirmait quâelle Ă©tait plus exigeante pour lui que les vĆux dâun religieux. Risquer la critique nâest alors que le moindre des risques Quâest-ce que je risque ? Mon prestige ? Il est Ă votre disposition, sâil mâen reste. Jâai eu du prestige, comme tout le monde âŠ. Depuis la publication des Grands CimetiĂšres, par exemple, celui que je tenais de la Critique sâest dissipĂ© en fumĂ©e, la Critique fait autour de moi un silence que je voudrais croire auguste » Les Enfants humiliĂ©s, EEC, t. I, p. 874. La pauvretĂ© dans laquelle Bernanos a toujours vĂ©cue est Ă ses yeux la stricte consĂ©quence de cette fidĂ©litĂ©. Bernanos est toujours Ă la recherche du pain de chaque jour pour les siens. DĂ©vorĂ© par la mission Ă remplir, il refusera toujours de faire carriĂšre. Les critiques lui prĂ©disent le succĂšs, les honneurs Bernanos nâen veut pas. Par trois fois il refusera la LĂ©gion dâhonneur, en 1927, 1928, 1946 ; il refuse dâentrer Ă lâAcadĂ©mie française, dĂ©cline les postes de ministre que lui propose de Gaulle Ă la LibĂ©ration. Ses livres se vendront toujours bien ; en administrant prudemment ses biens, il aurait pu mettre les siens Ă lâabri du besoin et des imprĂ©vus. Mais lâargent file entre ses doigts. Il se consacre Ă lâĂ©criture comme nâimporte quel travailleur Ă son mĂ©tier quotidien La maison Plon, avec une sollicitude carnassiĂšre, me rĂ©tribue page par page. Pas de page, pas de pain. ⊠[Q]uand le soir vient, jâose Ă peine me moucher, de peur de trouver ma cervelle dans mon mouchoir » CI, t. II, p. 50, Ă©crivant tout le jour dans des cafĂ©s pour ne pas oublier la rĂ©alitĂ© des visages humains et ne pas se laisser emporter par le rĂȘve cf. Les Grands CimetiĂšres sous la lune, EEC, t. I, p. 354, au moins tant quâil est en Europe. La solitude de ses annĂ©es brĂ©siliennes nâen sera que plus grande. La plupart de ses dĂ©mĂ©nagements, sinon tous, dĂ©riveront de cette pauvretĂ©, Bernanos espĂ©rant chaque fois pouvoir faire vivre sa famille sinon mieux, du moins de maniĂšre dĂ©cente. Car il lui faut bien souvent supplier Plon, son Ă©diteur, de lui envoyer quelque subside Je ne peux plus vivre sur des avances, et ne possĂ©dant pas un seul âpĂ©tardâ comme disait RenĂ© de Chateaubriand il faut tout de mĂȘme que je sache si je puis vivre au jour le jour de mon mĂ©tier, mĂȘme si je devais mâaider de collaborations rĂ©guliĂšres Ă des journaux. Si la maison Plon ne peut ou ne veut rien dans ce sens, quâelle me laisse un dĂ©lai raisonnable pour le remboursement ⊠et quâelle me permette de mâadresser ailleurs » CI, t. I, p. 535. JusquâĂ sa mort il connaĂźtra le combat du pĂšre de famille en quĂȘte de la subsistance de sept personnes ou plus. Combat torturant, car sa vocation de pĂšre nâest jamais opposĂ©e Ă celle dâĂ©crivain elles sont deux aspects de sa vocation de chrĂ©tien. Il nâest pas lâhomme de lettres » qui sâisole pour faire son Ćuvre ; il connaĂźt, au contraire, la difficultĂ© des dĂ©parts, les maisons inconfortables, les meubles cassĂ©s, la perte des manuscrits et des objets auxquels on sâattache, les angoisses nĂ©es des maladies, des accidents. Il nâa rien dâun exaltĂ© qui entraĂźne sa famille dans de folles Ă©quipĂ©es, Ă la poursuite dâun rĂȘve personnel. De LĂ©on Bloy, il Ă©crira ceci, qui semble le dĂ©crire personnellement Comme son brave homme de pĂšre, il Ă©tait certainement nĂ© pour une carriĂšre tranquille ... couronnĂ©e par la retraite. ... Mais LĂ©on Bloy Ă©tait appelĂ© â vocatus â et il a retirĂ© ses pantoufles, il est parti pour une vie de crĂšve-la-faim, presque sans sâen apercevoir » Dans lâamitiĂ© de LĂ©on Bloy, 1946. Le bon Dieu ne mâa pas mis une plume dans les mains pour rigoler avec » CI, t. II, p. 47. Câest par rapport Ă Dieu quâil se situe lorsquâil entreprend une Ćuvre Si je me sentais du goĂ»t pour la besogne que jâentreprends aujourdâhui, le courage me manquerait probablement de la poursuivre, parce que je nây croirais pas » Les Grands CimetiĂšres, EEC, t. I, p. 353, comme lorsquâil est affrontĂ© au dĂ©mon de [s]on cĆur » le Ă quoi bon ? » qui lui ferait abandonner la lutte, aussi bien dans la vie que dans lâĂ©criture. Car le premier devoir dâun Ă©crivain est dâĂ©crire ce quâil pense, coĂ»te que coĂ»te. Ceux qui prĂ©fĂšrent mentir nâont quâĂ choisir un autre mĂ©tier â celui de politicien, par exemple. Ăcrire ce quâon pense ne signifie nullement Ă©crire sans rĂ©flexion ni scrupule tout ce qui vous passe par la tĂȘte. ⊠La vĂ©ritĂ© mâa prise au piĂšge, voilĂ tout. En Ă©crivant un livre comme Les Grands CimetiĂšres sous la lune, je me suis trop engagĂ© dans la vĂ©ritĂ©. Je nâen pourrais sortir dĂ©sormais, mĂȘme si je le voulais » Le Chemin de la Croix-des-Ămes, EEC, t. II, p. 675. LâĆuvre de Bernanos est donc avant tout une quĂȘte de la vĂ©ritĂ©. Il lui voue sa vie et essaie de trouver, par un approfondissement constant de la rĂ©flexion, une simplification de lâĂȘtre et de lâĂ©criture. Pour moi le meilleur moyen dâatteindre la vĂ©ritĂ©, câest dâaller au bout du vrai quels quâen soient les risques », Ă©crit-il dans Le Chemin de la Croix-des-Ămes. Il lui fallut parfois un beau courage que lâon pense, outre aux injures et insultes quâil essuya souvent, Ă ce quâil fallait de conscience et de dĂ©termination pour tĂ©moigner non aprĂšs mais durant la guerre dâEspagne, alors quâil Ă©tait aux premiĂšres loges, Ă Palma de Majorque. Il fut au reste victime de deux tentatives dâattentat qui Ă©chouĂšrent, heureusement, mais Ă©crivit Ă une de ses niĂšces Il paraĂźt que cette canaille de Franco a mis ma tĂȘte Ă prix, et dĂ©lĂ©guĂ© ses meilleurs exĂ©cuteurs. Donc, si tu apprends que je me suis tuĂ© en jouant avec une arme Ă feu, Ă©tant un peu saoul, ne le crois pas, et dĂ©fends ma mĂ©moire ! CI, t. III, p. 311. En 1940 il Ă©crit Les milieux catholiques mâont donnĂ© ce quâils peuvent donner Ă qui ne les flatte pas â rien. Ils nâont Ă©videmment rien Ă dire Ă un Ă©crivain qui, aprĂšs le Soleil comme aprĂšs le Journal dâun curĂ© de campagne, a sacrifiĂ© deux fois les profits matĂ©riels dâun trĂšs grand succĂšs Ă ce quâil croyait son devoir, perdu deux fois, volontairement, un immense public dont, avec quelques concessions, il pouvait tirer honneur et fortune CI, t. II, p. 294-295. LâĆuvre romanesque et lâĆuvre de combat relĂšvent en fait dâune mĂȘme pensĂ©e il sâagit pour Bernanos de dire chaque fois tout ce que je pense, avec toute la force dont je suis capable » Le Chemin de la Croix-des-Ămes, EEC, t. II, p. 661. Le Soleil de Satan naĂźt de la guerre » Le crĂ©puscule des vieux, p. 65, de lâaveu mĂȘme de Bernanos La guerre mâa laissĂ© ahuri, comme tout le monde, de lâimmense disproportion entre lâĂ©normitĂ© du sacrifice et la misĂšre de lâidĂ©ologie proposĂ©e par la presse et les gouvernements⊠Et puis encore, notre espĂ©rance Ă©tait malade, ainsi quâun organe surmenĂ©. La religion du ProgrĂšs, pour laquelle on nous avait poliment priĂ©s de mourir, est en effet une gigantesque escroquerie Ă lâespĂ©rance. ⊠Eh bien ! jâai cette fois encore fait comme tout le monde. Jâai dĂ©mobilisĂ© mon cĆur et mon cerveau. Jâai cherchĂ© Ă comprendre » Ibid., p. 28. Je savais que ce nâĂ©taient pas les grandes choses, câĂ©taient les mots qui mentaient. La leçon de la guerre allait se perdre dans une immense gaudriole. ⊠Quâaurais-je jetĂ© en travers de cette joie obscĂšne, sinon un saint ? Ă quoi contraindre les mots rebelles, sinon Ă dĂ©finir, par pĂ©nitence, la plus haute rĂ©alitĂ© que puisse connaĂźtre lâhomme aidĂ© de la grĂące, la SaintetĂ© ? » Ibid., p. 68. Toute lâĆuvre Ă venir se trouve dĂ©jĂ dans les principes qui prĂ©sident Ă la crĂ©ation de ce roman la saintetĂ© et lâordre surnaturel du monde, le poids de vĂ©ritĂ© quâil sâagit de rendre aux mots, la lutte contre les idĂ©ologies â en particulier contre lâimposture du ProgrĂšs â, la figure centrale de lâenfance bafouĂ©e Mouchette et ignorante dâelle-mĂȘme etc. Les modalitĂ©s nâen sont ensuite que secondaires, dans la mesure oĂč elles sont subordonnĂ©es Ă une certaine idĂ©e de la condition de lâhomme » indissoluble pour lui dâune vision catholique du rĂ©el », selon le titre dâune confĂ©rence faite en 1927 Ă Bruxelles cf. Le crĂ©puscule des vieux. Il y a ⊠longtemps, affirme-t-il en 1943, que je crois quâun vĂ©ritable Ă©crivain nâest que lâintendant et le dispensateur de biens qui ne lui appartiennent pas, quâil reçoit de certaines consciences pour les transmettre Ă dâautres, et sâil manque Ă ce devoir, il est moins quâun chien. â Ceci, selon moi, nâest quâun aspect de cette coopĂ©ration universelle des Ăąmes que la thĂ©ologie catholique appelle la Communion des saints. Que ce nom de saints, ne vous fasse pas peur, si vous nâĂȘtes pas chrĂ©tien !... Il est pris ici dans son sens Ă©vangĂ©lique. Câest le pseudonyme de bonne volontĂ©. â » CI, t. II, p. 510-511. Bernanos reconnaĂźt bien volontiers quâil a reçu beaucoup de son enfance, Ă laquelle il est toujours redevable Quant Ă mes livres, ce quâils ont de bon vient de trĂšs loin, de ma jeunesse, de mon enfance, des sources profondes de mon enfance » CI, t. II, p. 502. Ne disait-il pas dĂ©jĂ dans Les Grands CimetiĂšres sous la lune Quâimporte ma vie ! Je veux seulement quâelle reste jusquâau bout fidĂšle Ă lâenfant que je fus. Oui, ce que jâai dâhonneur et ce peu de courage, je le tiens de lâĂȘtre aujourdâhui pour moi mystĂ©rieux qui trottait sous la pluie de septembre, Ă travers les pĂąturages ruisselants dâeau ⊠de lâenfant que je fus et qui est Ă prĂ©sent pour moi comme un aĂŻeul. EEC, t. I, p. 404. Les hĂ©ros bernanosiens se prĂ©sentent tous le curĂ© de Lumbres doit acquĂ©rir durement cette qualitĂ© comme des enfants. Jeunes pour la plupart, ils en ont gardĂ© la fraĂźcheur peut-ĂȘtre, lâinnocence, la capacitĂ© de sâĂ©merveiller et de faire confiance, parfois accompagnĂ©e dâune certaine maladresse devant les puissants, ceux qui rĂ©ussissent dans la vie. Nâest-ce pas au reste ce que leur entourage reproche Ă Chantal dans La Joie, au curĂ© dâAmbricourt dans Le CurĂ© de campagne, Ă Constance dans les Dialogues des CarmĂ©lites ? La gaietĂ© des saints qui nous rassure par une espĂšce de bonhomie familiĂšre nâest sĂ»rement pas moins profonde que leur tristesse, mais nous la croyons volontiers naĂŻve, parce quâelle ne laisse paraĂźtre aucune recherche, aucun effort, ni ce douloureux retour sur soi-mĂȘme qui fait grincer lâironie de MoliĂšre au point prĂ©cis oĂč lâobservation des ridicules dâautrui sâarticule Ă lâexpĂ©rience intime », lit-on dans La Joie OR, p. 599. Chantal ne se prĂ©occupe pas de sa vie, quâelle voit toute petite », alors que son entourage se demande ce quâelle fera demain. Mais câest quâil nây a pas de demain pour elle lâimportant est Ă ses yeux de faire parfaitement les choses faciles » OR, p. 558, de se donner Ă chaque instant sans rĂ©serve Beaucoup dâĂȘtre se sacrifient, qui nâauraient pas le courage de se donner » OR, p. 586. Il serait faux en effet de penser que Bernanos, tel les romantiques, regrette le temps de lâenfance. Elle est pour lui devant et non derriĂšre Si je marche Ă ma fin, comme tout le monde », Ă©crit-il, câest le visage tournĂ© vers ce qui commence, qui nâarrĂȘte pas de commencer, qui commence et ne se recommence jamais, ĂŽ victoire ! » Les Enfants humiliĂ©s, EEC, t. I, p. 107. LâabbĂ© Chevance, dans Lâimposture, est tout aussi enfant que sa fille spirituelle, Chantal, malgrĂ© son grand Ăąge. Bernanos nâĂ©crit-il pas Dans lâĂ©tat prĂ©sent du monde, devenir un vieillard est presque aussi difficile que de devenir un Saint. Vous croyez quâon entre dans la vieillesse par anciennetĂ©, imbĂ©ciles ! Vous nâĂȘtes pas des vieillards, vous ĂȘtes des vieux, des retraitĂ©s » Français si vous saviezâŠ, EEC, t. II, p. 201-202 ? La vĂ©ritable vieillesse est un accueil du jour fidĂšle Ă lâenfance. Lui-mĂȘme avoue ailleurs Jâai perdu lâenfance, je ne pourrais la reconquĂ©rir que par la saintetĂ© » CI, t. II, p. 503. Lâenfance est avant tout une confiance en lâavenir, une maniĂšre de vivre lâaujourdâhui sans sâinquiĂ©ter du lendemain ni se laisser appesantir par le passĂ©, sans se laisser arrĂȘter ou seulement ralentir par la peur. Or Bernanos est sujet, depuis lâenfance, Ă de terribles crises dâangoisse. On sait quâil tira un jour un coup de carabine sur le miroir qui le reflĂ©tait ; on se souvient moins, souvent, quâil vĂ©cut la guerre des tranchĂ©es, ce petit espace de quelques lieues carrĂ©es, grouillant de moribonds » CI, t. I, p. 104, fut enterrĂ© vivant sous un obus durant la guerre et resta plusieurs minutes terribles sous lâavalanche de terre et de fer », suspendu entre vie et mort ; quâen 1923 une perforation intestinale, aggravĂ©e dâun abcĂšs, dâune infection des reins, dâune cystite, le cloua le ventre entrouvert » prĂšs de deux mois sans antibiotiques, Ă©videmment ; que deux accidents de moto le laisseront infirme⊠Choisir la vie », selon le prĂ©cepte biblique, nâest donc pas un vain mot pour lui. Est-il inconvenant de penser que la description si prĂ©gnante quâil fit bien souvent du suicide 12 dans ses Ćuvres romanesques ! dĂ©rive aussi de pensĂ©es qui lâassaillirent parfois, mĂȘme sâil les refusait aussitĂŽt ? Lorsquâil Ă©crit Il est peu dâhommes qui, Ă une heure de la vie, honteux de leur faiblesse ou de leurs vices, incapables de leur faire front, dâen surmonter lâhumiliation rĂ©demptrice, nâaient Ă©tĂ© tentĂ©s de se glisser hors dâeux-mĂȘmes, Ă pas de loup, ainsi que dâun mauvais lieu » Les enfants humiliĂ©s, EEC, t. I, p. 831, il ne parle pas que des autres, il sait le poids de lâĂȘtre et ce quâest la tentation du dĂ©sespoir » Sous le Soleil de Satan, titre de la PremiĂšre partie, chap. 1, OR, p. 116 sq.. Bernanos Ă©tait dans la vie un homme trĂšs gai il avoue fuir la compagnie de ses enfants pour travailler non parce que leur bruit le gĂȘne, mais parce quâil a toujours envie dâaller jouer avec eux, et son rire Ă©tait contagieux ; il nâest pas question dâen faire un Ă©crivain dĂ©primĂ© qui cultiverait le noir et Ă©crirait pour se dĂ©fouler. Il Ă©tait tout au contraire un homme qui aimait passionnĂ©ment la vie et le doux Royaume de la Terre ». Câest pourquoi il pouvait parler dâ un dĂ©sespoir inflexible qui nâest peut-ĂȘtre que lâinflexible refus de dĂ©sespĂ©rer. Je viens dâĂ©crire ce mot de dĂ©sespoir par dĂ©fi. Je sais parfaitement quâil ne signifie plus rien pour moi. Autre chose est de souffrir lâagonie du dĂ©sespoir, autre chose le dĂ©sespoir lui-mĂȘme. ⊠[L]âespĂ©rance est une victoire, et il nây a pas de victoire sans risque. Celui qui espĂšre rĂ©ellement, qui se repose dans lâespĂ©rance, est un homme revenu de loin, de trĂšs loin, revenu sain et sauf dâune grande aventure spirituelle, oĂč il aurait dĂ» mille fois pĂ©rir. ... Celui qui, un soir de dĂ©sastre, piĂ©tinĂ© par les lĂąches, dĂ©sespĂ©rant de tout, brĂ»le sa derniĂšre cartouche en pleurant de rage, celui-lĂ meurt, sans le savoir, en pleine effusion de lâespĂ©rance. ... Si jâai les Ćuvres de lâespĂ©rance, lâavenir le dira. Lâavenir dira si chacun de mes livres nâest pas un dĂ©sespoir surmontĂ©. Le vieil homme ne rĂ©sistera pas toujours ; le vieux bĂątiment ne tiendra pas toujours la mer ; il suffit bien quâil puisse se maintenir jusquâĂ la fin debout Ă la lame, et que celle qui le coulera soit aussi celle qui lâaura levĂ© le plus haut » Français, si vous saviezâŠ, EEC, t. II, p. 1174. LâespĂ©rance, vertu de qui a traversĂ© lâĂ©preuve, caractĂ©rise les personnages bernanosiens tout autant que de leur crĂ©ateur. Comme lui, ils savent que [p]our rencontrer lâespĂ©rance, il faut ĂȘtre allĂ© au delĂ du dĂ©sespoir. Quand on va jusquâau bout de la nuit, on rencontre une autre aurore. ⊠LâespĂ©rance est une vertu, virtus, une dĂ©termination hĂ©roĂŻque de lâĂąme. La plus haute forme de lâespĂ©rance, câest le dĂ©sespoir surmontĂ© » La LibertĂ© pour quoi faire ?, EEC, t. II, p. 1262-1263. LâespĂ©rance est un risque Ă courir », comme lâavenir lui-mĂȘme, [e]lle est la plus grande et la plus difficile victoire quâun homme puisse remporter sur son Ăąme » La LibertĂ©âŠ, p. 1315. Bernanos tenait ainsi particuliĂšrement au chapitre du Journal racontant la rencontre entre le lĂ©gionnaire et le curĂ© dâAmbricourt, oĂč celui-ci connaĂźt le risque bĂ©ni de la jeunesse et reçoit la rĂ©vĂ©lation de lâamitiĂ© Le chapitre que je viens dâĂ©crire, je lâavais sur le cĆur, depuis des mois, presque depuis la premiĂšre ligne de mon livre ». Il prĂ©cise immĂ©diatement Ce nâest pas quâil vaut mieux que les autres, mais de tous mes bouquins celui-ci est certainement le plus testamentaire. Pour que lâobscur sacrifice de mon hĂ©ros soit parfait, je veux quâil ait aimĂ©, et compris, Ă une minute de sa vie, ce que jâai tant aimĂ© moi-mĂȘme. Jâavais besoin dâun grand matin triomphal, et de la parole dâun soldat » CI, t. II, p. 120. Ses personnages connaissent aussi bien la vertu de lâespĂ©rance que ses difficultĂ©s. Si Chantal et lâabbĂ© Chevance, saints lumineux, vivent comme naturellement en elle, ils agonisent pourtant dans des tentations proches du dĂ©sespoir et ont besoin de la compassion dâautrui pour la surmonter. Un bref dialogue de La Joie OR, p. 675 en rend lâessentiel Jâai trop mĂ©prisĂ© la peur, avouait-il un jour, jâĂ©tais jeune, jâavais le sang chaud. Comment ! Câest vous qui parlez ainsi, sâĂ©tait-elle Ă©criĂ©e, vous ? Est-ce que vous allez faire entrer la peur dans le paradis ? ⊠Pas si vite ! Pas si vite ! En un sens, voyez-vous, la peur est tout de mĂȘme la fille de Dieu, rachetĂ©e la nuit du Vendredi saint. Elle nâest pas belle Ă voir â non ! â tantĂŽt raillĂ©e, tantĂŽt maudite, renoncĂ©e par tous⊠Et cependant, ne vous y trompez pas elle est au chevet de chaque agonie, elle intercĂšde pour lâhomme. » LâespĂ©rance est pour Bernanos non pas le contraire de la peur, mais lâinverse du rĂȘve Jâai mis trente ans Ă reconnaĂźtre que je nâavais rien, absolument rien. Ce qui pĂšse dans lâhomme, câest le rĂȘveâŠ, affirme Chevance dans La Joie OR, p. 615. Elle est la vertu des forts, de ceux qui choisissent de renoncer aux illusions, aux mensonges sur autrui comme sur soi-mĂȘme. Ainsi lâabbĂ© Chevance reprend-il fermement, presque violemment, le menteur et le pĂ©cheur lorsquâils sâattaquent Ă Dieu et Ă eux-mĂȘmes câest tout un Vous avez Ă©tĂ© cruelle exprĂšs, comprenez-vous ? Câest comme si vous aviez tuĂ© votre Ăąme, pour en finir, dâun seul coup » Lâimposture, OR, p. 491. Lâimposture, qui prĂ©cĂšde La Joie et en constitue le premier volet, prĂ©sente de maniĂšre poignante lâinverse de ces enfants » que sont les saints. Bernanos y critique la mĂ©diocritĂ© des gens dâĂglise pactisant avec lâesprit du monde et lâambition, le dĂ©sir de gloire, le vide⊠Lorsque lâabbĂ© CĂ©nabre, brillant intellectuel, Ă©crivain de renom, se tourne vers son enfance, il nây voit que lâambition de sortir dâun milieu quâil mĂ©prise et avec lequel il dĂ©cide quâil nâaura jamais rien en commun » OR, p. 460, un immense orgueil » et une volontĂ© qui ne pourra pas ĂȘtre pliĂ©e mais seulement brisĂ©e. Chacun de ses pas », Ă©crit le narrateur, avait Ă©tĂ© une rupture avec le passĂ© », chacun avait Ă©tĂ© aussi un progrĂšs dans le mensonge. Car [p]our mentir utilement, avec efficace et sĂ©curitĂ© plĂ©niĂšre, il faut connaĂźtre son mensonge et sâexercer Ă lâaimer ». Ce mĂȘme orgueil qui le pousse Ă refuser lâenfant quâil aurait pu ĂȘtre, quâil Ă©tait avant le choix du mensonge, en fait un prĂȘtre sans la foi », le pire des imposteurs. Pourtant, il cĂ©dera au Ă quoi bon ? », sinistre parole ⊠au principe de tous les abandonnements » OR, p. 461. Il en arrive Ă des gestes absurdes, que lui-mĂȘme ne sâexplique pas, refuse la beautĂ© qui lâentoure et la science qui fut sa gloire ; car lorsque lâĂąme est morte, plus rien ne peut vivifier lâĂȘtre Monsieur Ouine, dont la curiositĂ© dĂ©moniaque, lâavide dĂ©sir de percer le secret des Ăąmes, a causĂ© le dĂ©sespoir et/ou la mort de plusieurs personnes, dĂ©couvre au moment de mourir non pas quâil nâa rien, comme lâabbĂ© Chevance, mais quâil nâest rien, quâil est vide » [E]st-ce possible ? Je me vois maintenant jusquâau fond, rien nâarrĂȘte ma vue, aucun obstacle. Il nây a rien. Retenez ce mot rien ! » Mais lâĂȘtre ne peut vivre ainsi, et Monsieur Ouine ajoute presque aussitĂŽt Jâai faim. ⊠Je suis enragĂ© de faim, je crĂšve de faim. ⊠On ne me remplira plus dĂ©sormais. ⊠HĂ©las ! quâeussĂ©-je partagĂ© ? Je dĂ©sirais, je mâenflais de dĂ©sir au lieu de rassasier ma faim, je ne mâincorporais nulle substance, ni bien ni mal, mon Ăąme nâest quâune outre pleine de vent. ⊠Je nâai mĂȘme pas un remords Ă lui jeter pour tromper sa faim âŠ. Au point oĂč je me trouve, il ne me faudrait pas moins de toute une vie pour rĂ©ussir Ă former un remords. ⊠Toute une vie, une longue vie, toute une enfance⊠une nouvelle enfance. ⊠Je ne puis dĂ©jĂ plus rien donner Ă personne, je le sais, je ne puis probablement plus rien recevoir non plus » Monsieur Ouine, OR, p. 1552-1555. Tant dâhommes naissent, vivent et meurent sans sâĂȘtre une seule fois servis de leur Ăąme ». La fidĂ©litĂ© Ă lâenfance est au contraire une fidĂ©litĂ© au don de soi et Ă la capacitĂ© de tout recevoir sans jamais sâapproprier le don reçu. Câest le miracle des mains vides » dont parle le petit curĂ© dâAmbricourt, qui permet de donner Ă chacun ce dont il a besoin alors mĂȘme quâon pense ne pas le possĂ©der pour soi. Il permet de faire face », selon lâexpression favorite de Bernanos, Ă la fois Ă la monotonie du quotidien et Ă lâextraordinaire dâĂ©vĂ©nements dĂ©routants, jusquâau plus important de tous, la mort Jâentends bien quâun homme sĂ»r de lui-mĂȘme, de son courage, puisse dĂ©sirer faire de son agonie une chose parfaite, accomplie. Faute de mieux, la mienne sera ce quâelle pourra, rien de plus. ⊠Car lâagonie humaine est dâabord un acte dâamour. ⊠Pourquoi mâinquiĂ©ter ? Pourquoi prĂ©voir ? Si jâai peur, je dirai jâai peur, sans honte. Que le premier regard du Seigneur, lorsque mâapparaĂźtra sa Sainte Face, soit donc un regard qui rassure ! » Journal dâun curĂ© de campagne, OR, p. 1256. Car la suave enfance monte la premiĂšre des profondeurs de toute agonie » Monsieur Ouine, OR, p. 1428. Se jetant Ă corps perdu dans la vie, au contraire de tous ceux qui autour dâeux prĂ©fĂšrent les demi-mesures, les abdications discrĂštes, les renoncements silencieux, les enfants », les saints de lâĆuvre bernanosienne ne renoncent jamais, car il nâest dâautre mesure pour lâhomme que de se donner sans mesure Ă des valeurs qui dĂ©passent infiniment le champ de sa propre vie » Lettre aux Anglais, EEC, t. II, p. 58. LâĂ©preuve les frappe comme tout un chacun, mais ils lâenveloppent en quelque sorte de la douceur de lâimpuissance convaincus quâils ne peuvent rien par eux-mĂȘmes, ils sâen remettent Ă Dieu et ne se prĂ©occupent pas dâĂȘtre ou non des tĂ©moins, des modĂšles ou des objets de scandale la mort du curĂ© dâAmbricourt chez son ancien collĂšgue de sĂ©minaire, prĂȘtre dĂ©froquĂ©, malade vivant en concubinage avec une pauvre fille, son ancienne infirmiĂšre peut bien sembler dĂ©concertante aux yeux des bien-pensants, elle est le lieu oĂč le prĂȘtre accomplit pleinement sa vocation, oĂč il se rĂ©concilie » dĂ©finitivement avec lui-mĂȘme, avec cette pauvre dĂ©pouille » Journal dâun curĂ© de campagne, OR, p. 1258. Car Ce nâest pas lâĂ©preuve qui dĂ©chire, câest la rĂ©sistance quâon y fait. Je me laisse arracher par Dieu ce quâil voudrait que je lui donne. ... Certes, je nâignore point que Dieu me veut tout entier, et jâai toujours quelque chose Ă lui dĂ©rober, je ruse avec lui risiblement. Câest comme si je voulais Ă©viter son regard, quâil a si fermement posĂ© sur moi, pour toujours. Au premier signe de soumission, tout sâapaise. La douleur a retrouvĂ©, dedans, son Ă©quilibre » aoĂ»t 1918. En dĂ©finitive, nous sommes nous-mĂȘmes lâĂ©preuve quâil nous faut courir. Le curĂ© dâAmbricourt reconnaĂźt au moment de sa mort Il est plus facile que lâon croit de se haĂŻr. La grĂące est de sâoublier. Mais si tout orgueil Ă©tait mort en nous, la grĂące des grĂąces serait de sâaimer humblement soi-mĂȘme, comme nâimporte lequel des membres souffrants de JĂ©sus-Christ » Journal, OR, p. 1258. Ces propos rejoignent ceux des Enfants humiliĂ©s, Ă©crits presque en mĂȘme temps La difficultĂ© nâest pas dâaimer son prochain comme soi-mĂȘme, câest de sâaimer assez pour que la stricte observation du prĂ©cepte ne fasse pas tort au prochain » EEC, t. I, p. 827. Contre lâĂ©preuve que nous sommes Ă nous-mĂȘmes, il nâest dâautre remĂšde, pour Bernanos, que de sâen remettre Ă Dieu de toute chose, en Ă©vitant Ă tout prix le mĂ©pris, en ne comptant jamais que sur cette espĂšce de courage que Dieu dispense au jour le jour, et comme sou par sou » Dialogues, OR, p. 1652. Quâimportent alors les changements, les imprĂ©vus, les humiliations de toutes sortes, les choix crucifiants⊠Lâimportant est dâavancer, toujours. Les pages de Bernanos sur la beautĂ© de la route dans Monsieur Ouine en disent quelque chose Qui nâa pas vu la route Ă lâaube, entre ses deux rangĂ©es dâarbres, toute fraĂźche, toute vivante, ne sait pas ce que câest que lâespĂ©rance » OR, p. 1409, pense Philippe. Et cette route le pousse Ă sâinterroger sur lâimportance du jour prĂ©sent âPourquoi pas demain ? Demain, il serait trop tard. Lâoccasion perdue ne se retrouvera pas. Ă vingt-quatre heures prĂšs, se dit-il avec ivresse, on perd sa vie.â Et certaine voix caressante jamais entendue, aussi terrible dans ce matin clair que lâimage de la voluptĂ© sur un visage dâenfant, soupire indĂ©finiment âPerds-la ! perds-la !â Certaine phrase, lue quelque part il ne sait oĂč, hĂ©las ! va et vient dans sa mĂ©moire avec la rĂ©gularitĂ© dâun battant dâhorloge. âQui veut sauver son Ăąme la perdra⊠qui veut sauver son Ăąme⊠qui veut sauverâŠâ Zut ! » Monsieur Ouine, OR, p. 1408-1409. Philippe renonce pourtant. Blanche de la Force, la petite sĆur Blanche de lâAgonie du Christ », qui rappelle Jeanne relapse et sainte », semble dans un premier temps assez semblable dĂ©sespĂ©rant de pouvoir surmonter sa peur, elle abandonne sa communautĂ© et fuit au chĂąteau de son pĂšre. Lorsque MĂšre Marie vient la chercher, lui rappelant le vĆu de martyre quâelle a prononcĂ©, Blanche se rĂ©fugie dans sa peur et dans le mĂ©pris quâelle inspire. Mais le malheur ⊠nâest pas dâĂȘtre mĂ©prisĂ©e, mais seulement de se mĂ©priser soi-mĂȘme », lui rappelle la religieuse, car cela incite Ă toutes les dĂ©missions et ouvre la porte au dĂ©sespoir, qui ferme, lui, tout avenir. Blanche, comme Jeanne, reviendra sur le moment de lassitude, de peur, de faiblesse, qui lui fit renoncer un temps non seulement Ă la parole donnĂ©e mais Ă la vĂ©ritĂ© quâelles entrevoyaient. La derniĂšre Ă lâĂ©chafaud », elle reprendra la priĂšre des carmĂ©lites guillotinĂ©es et, sâoffrant dâelle-mĂȘme au bourreau, portera leur priĂšre Ă son terme. Elle assumera alors, sans trop savoir comment, le don de la fidĂ©litĂ© dâune autre. Car la fidĂ©litĂ© au don de lâenfance, au don tout court, est essentielle non seulement pour soi mais pour autrui. Il faut voir lĂ une consĂ©quence de la Communion des saints, dogme essentiel pour Bernanos. De mĂȘme que nous pouvons prier les uns Ă la place des autres » Dialogues des carmĂ©lites, OR, p. 1586, de mĂȘme [o]n ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou mĂȘme les uns Ă la place des autres, qui sait ? » Dialogues, OR, p. 1613. La vie nous engage donc bien au delĂ de ce que nous pourrions imaginer ou apprĂ©hender. Câest pourquoi il est essentiel, aux yeux de Bernanos, dây faire tout son possible, dans le domaine qui est le nĂŽtre, Ă la place oĂč Dieu nous a mis » dâautres, dont nous ne saurons peut-ĂȘtre jamais rien ici-bas, dĂ©pendent de notre fidĂ©litĂ©. Son engagement littĂ©raire, sa fidĂ©litĂ© Ă sa vocation naissent de cette conviction. Qui ne dĂ©fend la libertĂ© de penser que pour soi-mĂȘme, en effet, est dĂ©jĂ disposĂ© Ă la trahir. Il ne sâagit pas de savoir si cette libertĂ© rend les hommes heureux, ou si mĂȘme elle les rend moraux. ⊠Il me suffit quâelle rende lâhomme plus homme, plus digne de sa redoutable vocation dâhomme, de sa vocation selon la nature, mais aussi de sa vocation surnaturelle » La France contre les robots, EEC, t. II, p. 989. Je ne me sens pas du tout la conscience du monde », explique Bernanos Ă la fin des Enfants humiliĂ©s. Mais câest assez dire que la petite part de vĂ©ritĂ© dont je dispose, je lâai mise, ici, Ă lâabri des menteurs. Sâil ne dĂ©pendait que de moi, je voudrais lâenfouir encore plus profond, car câest Ă elle que je tiens âŠ. Jâai reçu ma part de vĂ©ritĂ© comme chacun de vous a reçu la sienne, et jâai compris trĂšs tard que je nây ajouterai rien, que mon seul espoir de la servir est seulement dây conformer mon tĂ©moignage et ma vie. Peu de gens renient leur vĂ©ritĂ©, aucun peut-ĂȘtre⊠ils se contentent de la tempĂ©rer, de lâaffaiblir, de la diluer. âIls mettent de lâeau dans leur vinâ, comme cette expression populaire me paraĂźt juste, profonde ! Mais elle ne convient pas Ă toutes les espĂšces de trahisons envers soi-mĂȘme. ⊠Je comprends de plus en plus que je nâajouterai rien Ă la vĂ©ritĂ© dont jâai le dĂ©pĂŽt, je ne pourrais mâen donner lâillusion. Câest moi-mĂȘme qui devrais me mettre Ă sa mesure, car elle Ă©touffe en moi, je suis sa prison, et non pas son autel » EEC, t. I, p. 901-902. Son journal des derniĂšres annĂ©es, son agonie et sa mort Ă nous deux ! » lui lança-t-il au dernier moment tĂ©moignent de la fidĂ©litĂ© avec laquelle il chercha Ă se rendre adĂ©quat Ă cette vĂ©ritĂ©. Bibliographie Georges Bernanos, Ćuvres romanesques, PlĂ©iade, 1962, 1992 Essais et Ă©crits de combat, t. I, PlĂ©iade, 1971, 1988 t. II, PlĂ©iade, 1995 Correspondance inĂ©dite, t. I et II, Plon, 1971 t. III, Plon, 1983 Le CrĂ©puscule des vieux, Gallimard, NRF, 1956 Jean-Loup Bernanos, Georges Bernanos Ă la merci des passants, Plon, 1986
AllAllTitlesTV EpisodesCelebsCompaniesKeywordsWatchlistSign InENFully supportedEnglish United StatesPartially supportedFrançais CanadaFrançais FranceDeutsch Deutschlandà€čà€żà€à€Šà„ à€à€Ÿà€°à€€Italiano ItaliaPortuguĂȘs BrasilEspañol EspañaEspañol MĂ©xico
bernanos histoire d un homme libre