LeMazet-Saint-Voy | SociĂ©tĂ© d’Histoire de la Montagne. « Georges Bernanos, histoire d’un homme libre », ou l’aventure singuliĂšre d’un auteur engagĂ© ActualitĂ© DĂ©partements Sport Long format Culture GeorgesBernanos, Histoire d'un homme libre (TV Movie 2020) Parents Guide and Certifications from around the world. Menu. Movies. Release Calendar DVD & Blu-ray Releases Top 250 Movies Most Popular Movies Browse Movies by Genre Top Box Office Showtimes & Tickets In Theaters Coming Soon Movie News India Movie Spotlight. TV Shows . What's on TV & Streaming Top PourBernanos, François d'Assise, Jeanne d'Arc et ThĂ©rĂšse de Lisieux incarnent l'homme libre, l'homme fidĂšle Ă  l'honneur et rĂ©solu Ă  payer de sa vie son adhĂ©sion Ă  la libertĂ© contre tout systĂšme totalitaire. L'Ă©vocation du martyre de la jeune Lorraine brĂ»lĂ©e vive constitue un vibrant plaidoyer pour la dĂ©fense de la libertĂ© et un rempart contre la future barbarie Ainsi dĂ©marchedu “chrĂ©tien Bernanos” dans sa quĂȘte d’une intelligibilitĂ© d’ordre supĂ©rieur du cours de l’histoire, d’un rythme spirituel cachĂ© dans la succession des Ă©vĂ©-nements auxquels sont plus sensibles que d’autres les hommes de foi et d’amour. Nous avons vu JZnY9. 1 À l’heure oĂč j’écris, une gĂ©nĂ©ration s’en va. Celle qui a connu l’occupation nazie et, pour une part, subi la solution finale de la question juive » par l’Allemagne hitlĂ©rienne, tĂ©moin ou victime des arrestations de juifs et de la disparation de familles entiĂšres dont plus aucune trace n’a survĂ©cu. À mesure que les annĂ©es passaient dans le monde redevenu normal, le traumatisme d’avoir vĂ©cu une telle souffrance impensable, doublĂ©e de l’injustice d’avoir Ă©tĂ© abandonnĂ© de l’humanitĂ©, ne s’est jamais apaisĂ©. 2 À l’approche de la mort maintenant, la crainte que tout cela ne se rĂ©pĂšte, que le plus jamais ça » n’ait plus aucune signification, grandit. Partir sans assurance qu’une luciditĂ© demeure, parmi les vivants, pour les engrenages de la haine menant aux exterminations de masse, sans espoir que la connaissance du passĂ© vienne armer les sociĂ©tĂ©s prĂ©sentes, sans certitude que les leçons de l’histoire seront entendues, est une torture. Une torture que nous leur infligeons par notre passivitĂ© individuelle et collective devant des faits inacceptables, le retour de la haine des juifs 3 Car voici qu’en moins d’une dĂ©cennie trois Ă©pisodes sont venus confirmer que la France, complice Ă  travers l’État français de Vichy de la solution finale [1] », n’avait rien appris du plus obscur du passĂ© national. En janvier 2014, des Mort aux juifs » ponctuent les manifestations organisĂ©es Ă  Paris contre le mariage pour tous. Les mĂȘmes cris sont entendus quatre ans plus tard lors des premiĂšres manifestations de Gilets jaunes » dans la capitale, en dĂ©cembre 2018. Trois ans encore et une nouvelle flambĂ©e de haine antisĂ©mite avec les manifestations de l’étĂ© 2021 contre la vaccination pour la Covid 19. Cette dĂ©cennie que nous subissons intervient aprĂšs une sĂ©rie d’assassinats prenant les juifs pour cible, Ilan Halimi le 13 fĂ©vrier 2006, trois enfants et un professeur de l’école Ozar Hatorah Ă  Toulouse le 19 mars 2012. Ils succĂšdent aux attentats rue des Rosiers et Ă  la synagogue de la rue Copernic. Ils se poursuivent dans la derniĂšre dĂ©cennie avec les assassinats de l’Hyper Cacher de Vincennes le 9 janvier 2015, de Sarah Halimi le 4 avril 2017, de Mireille Knoll le 23 mars 2018 [2]. 4 En dĂ©pit des dĂ©clarations les plus fermes, des avertissements les plus Ă©loquents, de l’action d’institutions dĂ©diĂ©es, de l’étude Ă  marche forcĂ©e de l’antisĂ©mitisme, rien ne fait. L’expression antisĂ©mite se rĂ©pand, la banalisation progresse, la violence s’aggrave, les digues cĂšdent. Les entreprises de faussaires se multiplient, la derniĂšre contestant la complicitĂ© de Vichy dans la solution finale ». La dĂ©portation des juifs assumĂ©e par le rĂ©gime ne pouvait mener qu’à l’extrĂȘme – personne ne pouvait l’ignorer avec le nazisme et son antisĂ©mitisme consubstantiel – pour ces populations livrĂ©es Ă  l’occupant. Est-ce exagĂ©rer les faits, culpabiliser les Françaises et les Français en leur rappelant de pareilles indignitĂ©s nationales et en les rapprochant des drames prĂ©sents ? 5 Quand les faits antisĂ©mites, aussi graves soient-ils, sont pris isolĂ©ment, ils peuvent peut-ĂȘtre Ă©chapper Ă  l’interrogation critique, rester Ă©trangers Ă  l’esprit de raison. Ils demeurent Ă  la merci des minimisations, des dĂ©nĂ©gations mĂȘmes. RapprochĂ©s, ils font sens, ils montrent des Françaises et des Français transformĂ©s en ennemis parce que juifs, prĂ©cipitĂ©s dans des morts odieuses. C’est le rĂ©sultat de l’obsession antisĂ©mite des uns et du passage Ă  l’acte des plus radicaux. Accepter cette rĂ©alitĂ© de longue durĂ©e est un acte de luciditĂ© et le contraire de l’abaissement. La luciditĂ© libĂšre et mobilise les volontĂ©s. Lorsque l’historien et philosophe Élie HalĂ©vy rĂ©vĂšle publiquement en 1936 que le vĂ©ritable dĂ©fi lancĂ© aux dĂ©mocraties n’est pas la seule menace fasciste et nazie, mais l’ensemble des tyrannies allant jusqu’à Moscou, il n’accroĂźt pas leur fragilitĂ©. Il leur donne, Ă  l’inverse, les moyens intellectuels de penser et d’organiser leur rĂ©sistance Ă  l’ùre des tyrannies [3] ». 6 Il est temps de combattre la menace antisĂ©mite, de protĂ©ger celles et ceux qui sont visĂ©s par ces violences d’un passĂ© insoutenable, inimaginables quand on mesure qu’elles sont revenues un demi-siĂšcle seulement aprĂšs la catastrophe de la Shoah et l’affirmation solennelle, au retour des dĂ©portĂ©s des camps de la mort, du plus jamais ça ». L’entreprise gĂ©nocidaire n’a pourtant jamais cessĂ©. Les proclamations ont Ă©tĂ© vaines. Si la connaissance s’est efforcĂ©e d’avancer, parfois dans un dĂ©sert tant le refus de savoir Ă©tait grand – on l’a vu avec le gĂ©nocide des Tutsi de 1990-1994 –, la conviction qu’avec elle le monde serait immunisĂ© contre la tentation raciste et antisĂ©mitisme s’est transformĂ©e en illusion fatale. On s’est cru protĂ©gĂ©s, d’autant qu’en parallĂšle aux pouvoirs du savoir se dressaient les forces du droit. Mais ni les uns ni les autres n’ont pu agir comme on l’avait espĂ©rĂ©. On est demeurĂ©s avec des certitudes sans exactitude, cette valeur Ă  laquelle Albert Camus exhortait les sociĂ©tĂ©s afin de s’édifier, moralement et intellectuellement, dans la vĂ©ritĂ© et la responsabilitĂ©. Elle signifie non seulement de nommer le rĂ©el, mais aussi de le dĂ©finir et de l’historiciser afin d’échapper Ă  la domination de l’histoire qui se fait sans les ĂȘtres, et mĂȘme contre eux. 7 Sans retour critique sur ses usages sociaux et politiques, sans conscience claire des limites de sa vertu intellectuelle et morale, la connaissance se rĂ©vĂšle impuissante Ă  comprendre les prĂ©cipices au long desquels chemine l’humanitĂ©. Pire, en s’affirmant comme un rempart Ă  la destruction des sociĂ©tĂ©s alors qu’elle n’en dĂ©ployait pas suffisamment de moyens, elle a laissĂ© croĂźtre l’illusion que le plus jamais ça » Ă©tait une rĂ©alitĂ©. Avec elle, l’expression de l’antisĂ©mitisme perdait sa dimension de prodrome Ă  l’extermination de masse des juifs, de mĂȘme que le ciblage racial de population matrice de processus gĂ©nocidaire. La rĂ©alitĂ© de l’un comme de l’autre apparaissait dĂ©connectĂ©e de ses possibles. Une autre limite affectant les pouvoirs de la connaissance a dĂ©coulĂ© d’une seconde singularitĂ© historiographique, cette fois portant sur les Ă©tudes relatives Ă  l’antisĂ©mitisme, nombreuses, mobilisant des chercheurs en sciences sociales et des Ă©quipes de recherche dynamiques. L’antisĂ©mitisme y est traitĂ© dans la longue durĂ©e historique comme dans sa complexitĂ© sociologique et ses ressorts psychologiques. 8 Sur ces importants travaux, deux critiques peuvent nĂ©anmoins ĂȘtre Ă©mises, sans remettre bien sĂ»r en question la validitĂ© d’une telle connaissance produite depuis que l’antisĂ©mitisme s’est rĂ©vĂ©lĂ©, dans la seconde moitiĂ© du xixe siĂšcle, comme une menace grandissante pour un groupe humain et sa survie – tant sociale et culturelle que physique et matĂ©rielle [4]. La premiĂšre porte sur des hĂ©sitations Ă  ramener l’antisĂ©mitisme vers la Shoah, avec l’argument qu’une telle confrontation paralyserait la rĂ©flexion sur les phĂ©nomĂšnes antisĂ©mites contemporains et culpabiliserait Ă  outrance leurs auteurs. La seconde critique concerne la disparition presque complĂšte d’un angle d’étude centrĂ© sur les rĂ©ponses opposĂ©es Ă  l’antisĂ©mitisme. LĂ©on Poliakov avait assumĂ© l’une et l’autre de ces perspectives dans son Ă©tude de rĂ©fĂ©rence, l’horizon de la solution finale » comme les formes de lutte dans l’histoire [5]. Bien sĂ»r, l’approfondissement de la connaissance du phĂ©nomĂšne est dĂ©jĂ  un moyen de lutte on ne combat que ce que l’on connaĂźt bien. Mais ces luttes sont Ă  peine retenues par l’histoire. La Shoah a pu laisser penser qu’elles avaient Ă©chouĂ©. Ou bien qu’elles n’avaient pas de rapport avec les menaces antisĂ©mites d’aujourd’hui. En est-on si certain, en particulier pour celles qui relĂšvent du grand Ă©vĂ©nement de l’affaire Dreyfus, face Ă  un antisĂ©mitisme de tout premier plan ? 9 ÉmergĂ© Ă  la fin du xixe siĂšcle, exploitant les libertĂ©s dĂ©mocratiques pour mieux les asservir Ă  sa cause, l’antisĂ©mitisme moderne fait passer la haine des juifs d’une tradition antijudaĂŻque Ă  une doctrine de masse, inscrite dans la modernitĂ©, la pensĂ©e et la politique. Elle devient de fait beaucoup plus difficile et pĂ©rilleuse Ă  combattre. Toute la pĂ©riode contemporaine le dĂ©montre jusqu’à nos jours. L’antisĂ©mitisme tĂ©tanise l’esprit public, impose ses mots et ses peurs Ă  la sociĂ©tĂ©, dĂ©fait les barriĂšres morales qui le contiennent, Ă©puise les Ă©lites attachĂ©es Ă  comprendre le phĂ©nomĂšne en les Ă©loignant de l’étude des combats qui l’ont dĂ©fiĂ© au moment mĂȘme de son Ă©mergence. L’histoire de cette fin de xixe siĂšcle a encore beaucoup Ă  nous apprendre, quand une authentique rĂ©sistance Ă  l’antisĂ©mitisme s’est jouĂ©e lĂ , faisant d’un tel combat commun un fondement de la sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique en construction et la base des progrĂšs de libertĂ© en RĂ©publique. 10 Aussi l’oubli de la lutte frontale contre la haine des juifs, l’abandon de la bataille contre l’antisĂ©mitisme ne contribuent-ils pas seulement Ă  les renforcer, Ă  leur offrir des espaces mortifĂšres d’impunitĂ© et leur permettre de nourrir toute forme de racisme contemporain. Ces renoncements percent au cƓur de la sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, touchent ce que nous sommes au plus profond de notre conscience, de notre rapport Ă  l’humanitĂ© et au monde. Les hommes et les femmes qui ont menĂ© des combats dĂ©cisifs contre l’antisĂ©mitisme Ă  la fin du xixe siĂšcle, qui ne les ont pas oubliĂ©s et qui en ont transmis le sens et la dignitĂ© savaient qu’avec les forces de la raison et du savoir, ils dĂ©finissaient les fondements de la dĂ©mocratie rĂ©publicaine en train de naĂźtre. Ces combats, qui sont comme une enfance rĂ©publicaine, rĂ©vĂšlent l’importance de se porter au-devant de l’antisĂ©mitisme et de ne rien cĂ©der Ă  la haine raciale. Ce sont des premiers combats, en ce sens qu’ils dĂ©terminent tout authentique progrĂšs dĂ©mocratique de la RĂ©publique, tant l’antisĂ©mitisme brise ses valeurs morales et sa pensĂ©e politique. 11 Face Ă  tant d’impuissance aujourd’hui pour agir et penser face Ă  l’antisĂ©mitisme, il n’est pas vain d’écouter ces paroles d’outre-tombe et de rappeler Ă  la France, Ă  l’Europe, le meilleur de ce qu’elles ont Ă©tĂ© dans le passĂ©, afin de demeurer capables encore d’édifier des sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques. Restituer en historien des rĂ©cits de combats, aujourd’hui celui de la lutte contre l’antisĂ©mitisme au tournant du xixe siĂšcle, ne contribue pas seulement Ă  la connaissance universelle d’un temps troublĂ© mais rĂ©el de progrĂšs dĂ©mocratiques, politiques et sociaux. Il s’agit aussi de redonner du sens au prĂ©sent en l’éclairant d’expĂ©riences individuelles et collectives majeures, constitutives de notre contemporain, de notre dĂ©termination Ă  refuser la haine de l’humanitĂ©. Ces rĂ©cits de combats hĂ©roĂŻques rĂ©insufflent Ă  la raison dĂ©mocratique un supplĂ©ment d’ñme. Il ne suffit pas d’invoquer la dĂ©mocratie pour la dĂ©fendre. Il faut avoir foi en elle et trouver, dans cette croyance de raison, le courage de se battre pour elle, comme n’hĂ©site pas Ă  l’écrire Raymond Aron depuis Londres en mai 1942 [6]. 12 Deux annĂ©es plus tĂŽt, alors que la France subit la dĂ©bĂącle » face Ă  l’armĂ©e allemande, dans la prĂ©fecture de Chartres un homme seul rĂ©siste aux mĂ©thodes et Ă  l’idĂ©ologie nazies. PrĂ©fet de la RĂ©publique, Jean Moulin tient tĂȘte Ă  ses geĂŽliers, en des heures sombres oĂč il risque sa vie pour conserver son idĂ©al et remplir sa mission. Celle que lui a confiĂ©e Georges Mandel ne pas abandonner ses administrĂ©s. À l’évocation du nom du ministre de l’IntĂ©rieur, ses bourreaux s’emportent Vous osez parler du juif Mandel ! [
] Vous ĂȘtes un pays dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, un pays de juifs et de nĂšgres [7]
 » Pour conserver la mĂ©moire de ces heures oĂč son destin bascule face Ă  l’antisĂ©mitisme nazi, Jean Moulin dĂ©cide d’en Ă©crire le rĂ©cit, au printemps 1941 Ă  Montpellier. 13 Sous le titre Premier Combat, et prĂ©facĂ© par le gĂ©nĂ©ral de Gaulle, les Éditions de Minuit publient en 1947 ce journal inĂ©dit des jours dramatiques de juin 1940 en Eure-et-Loir. Elles l’accompagnent du discours en mĂ©moire du gĂ©nĂ©ral Marceau prononcĂ© le 5 mars 1939 Ă  Chartres, au cours duquel Jean Moulin dĂ©clare Je suis de ceux qui pensent que la RĂ©publique ne doit pas renier ses origines et qu’elle doit, tout au contraire, se pencher avec fidĂ©litĂ©, avec respect, sur les grandes heures qui ont marquĂ© sa naissance. » L’affaire Dreyfus et la mĂ©moire dreyfusarde y occupent une place privilĂ©giĂ©e, constitutives de son enfance rĂ©publicaine [8] ». Le titre de ce Tract » s’inspire du premier combat » de Jean Un temps critique. Retour de l’antisĂ©mitisme, repli de la dĂ©mocratie 14 L’antisĂ©mitisme n’a jamais disparu en France, mĂȘme lorsque le lien avec l’extermination des juifs d’Europe fut Ă©tabli, par la mĂ©moire, par la recherche, par l’enseignement, publiquement. Les lois de rĂ©pression de la haine antisĂ©mite et raciale ont dĂ©montrĂ© la volontĂ© du lĂ©gislateur de combattre l’antisĂ©mitisme. Les pouvoirs publics se mobilisent face aux crimes et dĂ©lits qui frappent les juifs de France. Cet arsenal ne dĂ©courage pas les expressions de l’antisĂ©mitisme que nous avons personnellement suivies, en historien, depuis qu’en 1994, en relation avec la commĂ©moration de la condamnation du capitaine Dreyfus, des Ă©crits, des paroles et des agressions ont imaginĂ© rĂ©pondre Ă  l’évocation de passĂ©s obscurs et de vĂ©ritĂ©s historiques. PrĂšs de trente ans dĂ©jĂ  d’expression antisĂ©mite en continu plus que par intermittence, marquĂ©s d’assassinats de Françaises et Français, d’enfants, visĂ©s et exĂ©cutĂ©s comme juifs. Avec les attentats de la rue Copernic, de la rue des Rosiers, quarante ans d’affirmation de l’antisĂ©mitisme alors qu’est connue son issue fatale, avec l’extermination du groupe attaquĂ©, depuis que l’Allemagne nazie a mis en Ɠuvre la solution finale de la question juive » et que la France de Vichy s’en est rendue complice. Cette permanence et plus encore cette rĂ©invention permanente de l’antisĂ©mitisme sont inconcevables. Pourtant elles sont rĂ©elles et cette rĂ©alitĂ© nous fait un devoir de penser un tel abaissement national, un tel recul europĂ©en. La situation est mĂȘme vertigineuse si l’on considĂšre les efforts rĂ©solus des pouvoirs français et des responsables europĂ©ens pour contrer ces vagues antisĂ©mites grossissantes. 15 Y a-t-il une fatalitĂ© dans un antisĂ©mitisme qui serait sans fin » comme nous l’avons qualifiĂ© [9], annonçant de nouvelles submersions comme celles qu’ont dĂ©jĂ  subies la France, l’Europe et mĂȘme les États-Unis avant la Seconde Guerre mondiale ? Albert Camus avait averti en 1947 que le bacille de la peste, mĂȘme vaincu, ne meurt ni disparaĂźt jamais [
] et que, peut-ĂȘtre, le jour viendrait oĂč, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste rĂ©veillerait ses rats et les enverrait mourir dans une citĂ© heureuse [10] ». 16 S’impose la nĂ©cessitĂ© de comprendre les politiques et les attitudes de lutte contre l’antisĂ©mitisme. Deux composantes majeures Ă©mergent de la rĂ©flexion. Il existe en premier lieu une mĂ©connaissance ou une minimisation des objectifs de l’arme antisĂ©mite qui ne vise pas seulement la destruction de la personne et de la vie juive mais atteint aussi ce qui est reconnu comme le rempart de la haine, Ă  savoir la sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique connue en France sous le nom de dĂ©mocratie rĂ©publicaine », une expression de Jean JaurĂšs [11]. L’antisĂ©mitisme est l’arme des anti-dĂ©mocrates, des anti-dĂ©mocraties. Imposer l’antisĂ©mitisme dans l’espace public et privĂ©, c’est triompher de la dĂ©mocratie en lui infligeant une dĂ©faite politique et une humiliation morale. Ne considĂ©rer que le tort et la violence faite Ă  une partie sans connaĂźtre les blessures qu’elle inflige au tout est une profonde erreur qui contribue au progrĂšs de l’antisĂ©mitisme et Ă  l’affaiblissement de la dĂ©mocratie. Ramener les juifs Ă  leur seul ĂȘtre religieux ou, pire, racial », les dĂ©tacher en cela de la communautĂ© des citoyens et des personnes, est une faute lourde de consĂ©quences. 17 En second lieu persiste une attitude de dĂ©ni rĂ©sultant de l’optimisme dĂ©mocratique, une forme d’incrĂ©dulitĂ© gĂ©nĂ©rale, avec l’illusion qu’avec les valeurs rĂ©publicaines la France triomphe naturellement et pour toujours de cette violence mĂȘme redoublĂ©e. Ces postures qui se veulent comprĂ©hensives, humanistes, ou rĂ©pondant Ă  des devoirs critiques de distance et de raison, font aussi Ă©cran, empĂȘchent de voir et d’ Des mots aux crimes. L’antisĂ©mitisme contemporain, l’effondrement des certitudes morales 18 En France aujourd’hui, trois doctrines de l’antisĂ©mitisme cheminent en parallĂšle, celle de l’islamisme radical, celle de l’anti-rĂ©publicanisme conservateur et celle du racialisme totalitaire. Bien que trĂšs diffĂ©rentes, avec des militants et des propagandistes qui ne se ressemblent pas, voire s’opposent idĂ©ologiquement, il n’est pas Ă  exclure que la haine des juifs renverse ces distinctions et prĂ©cipite une fusion des antisĂ©mitismes. 19 Cette contamination des antisĂ©mitismes et ce risque de fusion ne sont pas le propre de la France. Les anti-dĂ©mocraties encouragent la violence contre les juifs, l’antisĂ©mitisme devenant un instrument de destruction des opposants, ainsi d’Osman Kavala [12], l’agent de Soros en Turquie » pour le prĂ©sident Erdogan [13]. Dans les dĂ©mocraties, l’antisĂ©mitisme s’est renforcĂ© aux États-Unis avec Donald Trump et son hystĂ©rie du complot contre l’AmĂ©rique, et en Angleterre avec la dĂ©rive du Parti travailliste. En Hongrie et en Pologne, oĂč les rĂ©gimes combattent ouvertement les fondements de la dĂ©mocratie europĂ©enne, l’arme antisĂ©mite est sortie. 20 Mais le cas français est doublement exceptionnel et donc significatif de la puissance de l’antisĂ©mitisme contemporain capable d’anĂ©antir des faits acquis Ă  l’histoire, fondateurs de principes majeurs de la dĂ©mocratie rĂ©publicaine. Ces faits tĂ©moignent d’un destin national vertigineux commencĂ© avec une victoire le combat victorieux de l’affaire Dreyfus quand la France Ă©clairĂ©e s’est levĂ©e pour la dĂ©fense d’un juif innocent et condamnĂ©, quand la RĂ©publique a combattu l’antisĂ©mitisme par la vĂ©ritĂ©, la justice et la libertĂ©. Bien des nuances pourraient ĂȘtre apportĂ©es Ă  cette vision. Elle est toutefois juste dans cette conclusion. Il est parfois nĂ©cessaire d’aller Ă  l’essentiel. Ce destin, une autre France dĂ©cide de le nier moins de cinquante ans plus tard, s’engageant dans un antisĂ©mitisme d’État, livrant des juifs Ă  l’occupant nazi en connaissance de cause, sinon de la solution finale », du moins de la mise en danger extrĂȘme de populations pour lesquelles le premier devoir Ă©tait leur protection [14]. La double culpabilitĂ© française d’avoir, durant la Seconde Guerre mondiale, commis l’irrĂ©parable », selon les mots de Jacques Chirac au Vel’ d’Hiv’, et d’avoir sacrifiĂ© un temps de combat victorieux, ne s’est jamais guĂ©rie, laissant la France trĂšs vulnĂ©rable face aux remontĂ©es d’antisĂ©mitisme et Ă  son actuelle banalisation. 21 Cette dĂ©faite sur l’histoire, ce renoncement au passĂ© demeurent des blessures Ă  vif. Elles expliquent l’état de sidĂ©ration devant le retour vĂ©cu comme inexorable de l’antisĂ©mitisme, retour d’autant plus critique qu’en revenant, l’antisĂ©mitisme mue et se renforce, menaçant toujours plus les dĂ©mocraties. Avec cette force nouvelle, il se rend capable de fusionner les extrĂȘmes, de briser les digues, de nier les faits acquis et de contaminer la pensĂ©e comme la politique, atteignant au final la dĂ©finition qu’une nation se donne d’elle-mĂȘme. On le voit aujourd’hui, l’irruption de l’antisĂ©mitisme sur la scĂšne publique, convoquĂ© pour mieux lĂ©gitimer des protestations populaires, engendre des situations d’abaissement national impressionnantes oĂč l’on n’hĂ©site plus Ă  remettre en cause les faits acquis Ă  l’histoire. On ne peut qu’ĂȘtre effarĂ©s devant cette doctrine destructrice de l’histoire, piĂ©tinant l’éthique des dĂ©mocraties pour la vĂ©ritĂ©. 22 Tant que l’Europe et la France en particulier ne se dĂ©cident pas Ă  se dresser contre ces idĂ©ologies de la haine et du mensonge, tant qu’elles ne choisissent pas de faire de la solidaritĂ© avec une partie de ses concitoyens le fondement de son identitĂ© et de sa vĂ©ritĂ©, l’effondrement moral gagnera et avec lui, comme on l’a dit, la mise en danger extrĂȘme d’une partie de sa population. Pour ceux qui pensent que l’on en fait trop avec les juifs », il convient de rappeler que la connaissance de la persĂ©cution, qui peut frapper tout le monde Ă  tout moment dans le monde d’aujourd’hui, a Ă©tĂ© permise par la connaissance de l’histoire des juifs et de leur terrible destin depuis le Moyen Âge. Et il convient de leur dire que le retour de la persĂ©cution ne peut que prĂ©cipiter leur pays dans la honte si elle est tolĂ©rĂ©e. Tandis que la combattre honore une nation. L’antisĂ©mitisme n’est pas le problĂšme des juifs et il n’est pas seulement le fait des antisĂ©mites. L’accepter, se tenir dans le silence ou l’abstention, ne pas se figurer son danger global et systĂ©mique conduisent Ă  rechercher sa propre mort et celle de la sociĂ©tĂ© dans laquelle nous vivons, que nous aimons. Ce ne sont pas de vaines paroles. Il n’est jamais trop tard pour agir. L’antisĂ©mitisme n’est pas une fatalitĂ©, la question juive » une option. Les pouvoirs publics, les autoritĂ©s politiques, des penseurs et intellectuels, des associations et des chercheurs sont bien dans l’action. Les faits en sont nombreux, les discours en sont Ă©loquents, les rĂ©alisations dignes de respect. Mais force est de reconnaĂźtre que leur impact est faible, que le sentiment d’échec est lĂ , nourrissant Ă  rebours l’impunitĂ© des antisĂ©mites, leur fiertĂ© mĂȘme. Et donnant raison Ă  celles et ceux qui se dĂ©robent Ă  leur devoir. 23 Des conditions sont requises pour retrouver le sens de l’action, Ă  commencer par l’arrimer solidement Ă  la rĂ©flexion. Il convient Ă  cet Ă©gard de comprendre pourquoi l’expression de l’antisĂ©mitisme n’entraĂźne pas de rĂ©probations universelles et de rĂ©ponses fortes, Ă  la hauteur du prĂ©judice commis contre l’humanitĂ© entiĂšre comme sur des personnes et des Ăąmes. La simple application du droit pourrait permettre de restituer toute sa gravitĂ© au dĂ©lit de provocation Ă  la discrimination, Ă  la haine ou Ă  la violence racistes. Comme le relĂšve le professeur de droit Thomas Hochmann, des condamnations pour ce motif peuvent entraĂźner, comme le prĂ©voit la loi sur la presse en son article 24, une peine d’inĂ©ligibilitĂ© [15]. La disposition est pourtant rarement appliquĂ©e. 24 Il convient de voir la rĂ©alitĂ© bien en face, Ă  savoir que l’antisĂ©mitisme annonce l’effondrement des sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques. Il est vain d’imaginer qu’on pourra vivre avec, s’en accommoder sans risque. L’antisĂ©mitisme est le symptĂŽme d’un temps de catastrophes Ă  venir c’est sa force, et sa faiblesse parce qu’il dĂ©voile sa menace. Avec lui on est informĂ©s du pire, on peut engager sans tarder la lutte, sans attendre l’effondrement et l’impossibilitĂ© pratique alors de combattre. Il est mĂȘme possible d’agir avec des ressources nombreuses mais restĂ©es invisibles, souvent dĂ©prĂ©ciĂ©es. Pendant ce temps avancent l’antisĂ©mitisme et ses Des justifications de l’antisĂ©mitisme Ă  la destruction des sociĂ©tĂ©s 25 L’expression de l’antisĂ©mitisme s’entoure, afin de la rendre tolĂ©rable, licite ou mĂȘme salutaire, de discours de justification. Elle profite aussi de frilositĂ©s d’action et de dĂ©faites de la pensĂ©e. Il est possible d’en faire un inventaire non exhaustif. 26 Les minoritĂ©s dans une sociĂ©tĂ© devraient accepter les consĂ©quences de l’appartenance minoritaire, Ă  savoir des risques inĂ©vitables. Ce serait le prix Ă  payer pour rester une minoritĂ©. L’existence mĂȘme de minoritĂ©s implique la possibilitĂ© de la persĂ©cution. Rien ne serait plus normal si l’on se soumet au processus de dĂ©veloppement des sociĂ©tĂ©s, au sein des États-nations qui grandissent et se renforcent dans le monde actuel, y compris Ă  l’échelle des nouveaux empires » comme la Chine, la Russie, la Turquie, l’Iran, qui ne sont en rĂ©alitĂ© que de vastes États nationaux, voire des États ethniques. Appartenir Ă  une minoritĂ© expose Ă  la discrimination et Ă  la persĂ©cution. C’est un sort jugĂ© normal. Les minoritĂ©s menacent ces constructions socio-Ă©tatiques, mais Ă©galement l’affirmation du fait religieux majoritaire et la recomposition des sociĂ©tĂ©s en ethnies majoritaires » ou mĂȘme en races » auto-proclamĂ©es. 27 Parmi les minoritĂ©s, les juifs en constituent la plus connue parce que la plus ancienne et la plus admise. Mais aussi la plus exposĂ©e. Le fait mĂȘme qu’ils soient ainsi tenus pour l’archĂ©type de la minoritĂ© les conditionne naturellement Ă  la persĂ©cution qui constituerait leur ĂȘtre au monde, leur destin historique. Rien de plus naturel en somme. L’ordre des choses, la normalitĂ© la plus commune. Cette assimilation touche Ă  l’inconscient collectif qui devient de plus en plus conscient et assumĂ©. La persĂ©cution est indissociable de leur existence minoritaire. Plus les juifs sont assignĂ©s Ă  ce statut minoritaire, plus la violence qui les frappe apparaĂźt logique. Et plus les juifs, rĂ©agissant Ă  la persĂ©cution, renforcent leur appartenance minoritaire, plus ils sont jugĂ©s comme en Ă©tant la cause. 28 Des conceptions plaçant le conflit au sein des sociĂ©tĂ©s, les approchant sous le prisme du darwinisme social, amĂšnent Ă  dĂ©fendre la nĂ©cessitĂ© du bouc Ă©missaire dont le sacrifice serait indispensable au dĂ©veloppement des groupes, conditionnant la soliditĂ© du corps social et ethnique. La thĂšse du sacrifice de certains pour la promotion de la majoritĂ© est de plus une idĂ©e ancienne qui n’a pas disparu et que l’extrĂȘme droite, en particulier, rĂ©gĂ©nĂšre. La haine du fait minoritaire alimente l’antisĂ©mitisme. Les juifs ont Ă©tĂ© ces victimes expiatoires dans le passĂ©. La tradition les dĂ©signe pour le demeurer. Loin de discrĂ©diter la persĂ©cution, le fait que les juifs en aient Ă©tĂ© les premiĂšres victimes dans le passĂ© peut entĂ©riner l’idĂ©e qu’il s’agit d’une loi historique immuable. 29 S’il y a eu persĂ©cution contre les juifs, expliquent les antisĂ©mites, c’est en raison du danger qu’a constituĂ© leur peuple sans État ni nation, leur propension au cosmopolitisme et Ă  l’internationalisme, leur atavisme Ă  la trahison et au complot. Bien que forgĂ© par des antisĂ©mites notoires et des assassins de juifs Ă  Kichinev en Russie, le protocole des sages de Sion » est tenu comme une vĂ©ritĂ© dont il faudrait tirer toutes les consĂ©quences. Eux ou nous », ont proclamĂ© les nazis comme les bourreaux des Herero, des ArmĂ©niens et des Tutsi. Avec les juifs apparaissent les complots, avec l’antisĂ©mitisme vient le pouvoir de les dĂ©masquer. La haine des juifs ne serait que secondaire face Ă  l’objectif de traquer les traĂźtres. Elle n’en est que plus dangereuse pour l’humanitĂ© puisqu’autorisĂ©e, lĂ©gitimĂ©e. 30 Les juifs, avec le fait minoritaire et la persĂ©cution systĂ©matique qui les dĂ©finissent, entraĂźnent tout rĂ©cit national Ă  la repentance, au besoin de rĂ©paration Ă©ternelle, au malheur en d’autres termes. Il importerait donc de réécrire ce rĂ©cit en minimisant cette persĂ©cution, en l’inversant au besoin pour vanter la protection des juifs et rĂ©habiliter les rĂ©gimes qui ont tolĂ©rĂ© la persĂ©cution, voire l’ont encouragĂ©e jusqu’à devenir complice de la solution finale ». L’étude de la Shoah devient un contre-rĂ©cit national, insupportable, qui ne s’expliquerait qu’en raison d’un lobby juif » Ă  satisfaire ou Ă  la manƓuvre. À nouveau les juifs risquent d’apparaĂźtre comme des ennemis de la nation. 31 Le nĂ©gationnisme, qui dĂ©clare que le lobby juif » est l’inventeur du mensonge des chambres Ă  gaz, profite d’un tel soupçon sur l’histoire de la Shoah accusĂ©e de survaloriser les juifs au dĂ©triment d’autres victimes. Il faudrait lui substituer un rĂ©cit national Ă©radiquant les responsabilitĂ©s locales, comme l’exige l’actuel pouvoir polonais par ailleurs engagĂ© dans une rĂ©pression des libertĂ©s civiles. La dĂ©mocratie se corromprait en dĂ©fendant un principe de solidaritĂ© pour les victimes et de reconnaissance de vĂ©ritĂ© sur les crimes du passĂ©. L’hostilitĂ© pour la connaissance de la Shoah constitue de fait un indice d’une offensive plus large. Si la dĂ©mocratie est la cible des antisĂ©mites, alors la lutte contre l’antisĂ©mitisme par l’action dĂ©mocratique mĂ©rite d’ĂȘtre relevĂ©e. 32 Ces menaces globales sont loin d’ĂȘtre comprises aujourd’hui. Une sĂ©rie de raisons l’explique, dĂ©ficit de perspective historique, minimisation d’une rĂ©alitĂ© vĂ©cue comme anxiogĂšne, malaise pour la lutte contre l’antisĂ©mitisme qui accentuerait le sĂ©paratisme puisque menĂ©e en faveur d’une seule minoritĂ©, dĂ©construction du rĂ©cit dĂ©mocratique fragilisant les bases d’un tel combat, soupçon sur l’universalisme de l’humanité  Ces menaces existent pourtant. Il faut bien en arriver Ă  la rĂ©alitĂ© », Ă©crivait Émile Zola dans sa Lettre Ă  la jeunesse » de 1897, Ă  propos de l’antisĂ©mitisme dĂ©jĂ  L’histoire est lĂ  [16]. » Cette luciditĂ© renforçait sa volontĂ© de dĂ©chirer les Ă©crans, Ă  l’abri desquels grandissait l’antisĂ©mitisme. Et il ne s’agissait pas seulement d’une affaire d’hommes. Les femmes du journal La Fronde Ă©taient aux avant-postes de ce combat de Des Ă©crans qui voilent la rĂ©alitĂ©, brouillent le danger, disqualifient la lutte 33 Le dĂ©ni de la gravitĂ© de l’antisĂ©mitisme, et partant le refus de le combattre en tant que menace fondamentale, pĂšsent sur la sociĂ©tĂ© française pour des raisons diamĂ©tralement opposĂ©es, provenant Ă  la fois des sphĂšres qui l’instrumentalisent et se dĂ©fendent logiquement de le faire, et de celles qui, Ă  l’inverse, se reconnaissent dans les valeurs dĂ©mocratiques Ă  mĂȘme de le combattre mais refusent de considĂ©rer qu’elles sont menacĂ©es. Pour ces derniĂšres, reconnaĂźtre la gravitĂ© du phĂ©nomĂšne de l’antisĂ©mitisme serait attester d’un recul gravissime de la dĂ©mocratie, d’une remise en question de combats historiques menĂ©s pour le repousser et faire des juifs des citoyens Ă  part entiĂšre, reconnus dans tous leurs droits et protĂ©gĂ©s de la persĂ©cution par la sociĂ©tĂ©. Renoncer Ă  cet idĂ©al, accepter qu’il ne soit plus, est intolĂ©rable, indicible mĂȘme. On peut mesurer la souffrance qu’engendre la vĂ©ritĂ©, la peur d’échanger la confiance en l’avenir avec la crainte du lendemain. Mais les faits sont lĂ . Les dĂ©nier n’abolit pas le rĂ©el qui grandit au contraire dans l’aveuglement. Ces Ă©crans qui se dressent entre les sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques et la rĂ©alitĂ© de l’antisĂ©mitisme affaiblissent les premiĂšres et aggravent la seconde. 34 Une sĂ©rie d’arguments, que l’on se donne Ă  soi-mĂȘme pour Ă©viter les introspections trop douloureuses, s’efforce donc de minimiser la portĂ©e du phĂ©nomĂšne actuel de l’antisĂ©mitisme et sa gravitĂ©. Les Ă©voquer ne mĂ©connaĂźt pas leur complexitĂ© et les raisons qui les animent. C’est revenir aux effets que nul ne doit ignorer toute expression de l’antisĂ©mitisme, par le travail de sape qu’elle rĂ©alise sur les fondements dĂ©mocratiques, dĂ©cuple son danger. Minorer le phĂ©nomĂšne entraĂźne des lendemains douloureux pour la dĂ©mocratie. Et pourtant cette tentation existe, un rĂ©flexe classique face Ă  une rĂ©alitĂ© trop prĂ©sente. 35 L’antisĂ©mitisme ne serait que marginal, ou un fait d’opinion restant Ă  ce stade, sans autre consĂ©quence. L’antisĂ©mitisme serait avant tout un vĂ©hicule d’expression radicale utilisĂ© pour communiquer des rĂ©voltes, en particulier sociales ou identitaires ; il ne serait donc qu’indirect et de cette maniĂšre plutĂŽt inoffensif. En dĂ©coule l’argument que l’antisĂ©mitisme serait prioritairement une question sociale, rĂ©vĂ©latrice de tensions ou de frustrations au sein de la sociĂ©tĂ© s’exprimant alors par cette voie. Ramener l’antisĂ©mitisme Ă  sa signification politique et historique relĂšverait d’un abus, rendrait incapable sa dĂ©construction et, disons-le aussi, impliquerait de se soumettre Ă  l’État d’IsraĂ«l coupable d’instrumentaliser la Shoah. Le rappel que l’antisĂ©mitisme est la matrice principale de la destruction des juifs durant la Seconde Guerre mondiale, et que sa rĂ©surgence comporte des risques de gĂ©nocide, est-il ainsi susceptible d’ĂȘtre critiquĂ©, d’autant qu’il introduit les responsabilitĂ©s de la France dans la solution finale ». 36 Autre minimisation qui amĂšne Ă  perdre de vue l’inscription de l’antisĂ©mitisme dans la sociĂ©tĂ© française, son Ă©vocation comme produit d’importation Ă©mergĂ© du conflit israĂ©lo-arabe et de l’islamisme radical. L’antisĂ©mitisme serait donc Ă©tranger dans sa forme actuelle Ă  la dimension nationale et devrait ĂȘtre strictement apprĂ©hendĂ© dans la sphĂšre moyen-orientale et musulmane. 37 Lorsque la gravitĂ© de l’antisĂ©mitisme est davantage reconnue, elle est aussitĂŽt repoussĂ©e au motif de la puissance prĂ©sumĂ©e des anticorps de la sociĂ©tĂ© française et du modĂšle europĂ©en capables de rĂ©ponses fortes. La dĂ©mocratie française est solide, installĂ©e depuis plus de deux siĂšcles dans notre pays, la RĂ©publique possĂšde des forces intĂ©rieures qui repoussent de telles menaces, Ă  commencer par son universalitĂ© proclamĂ©e. CĂ©lĂ©brer l’égalitĂ© civique, les droits de l’homme et du citoyen, la dĂ©mocratie rĂ©publicaine devrait suffire Ă  repousser toute menace rĂ©actionnaire et discriminante comme le serait l’antisĂ©mitisme. C’est faire fi de la longue durĂ©e historique. 38 Au-delĂ  se tient, comme pour le fascisme du reste, la vision irĂ©nique d’une France naturellement allergique Ă  l’antisĂ©mitisme, par essence universelle dans sa dĂ©finition, hostile Ă  toute discrimination fondĂ©e sur l’appartenance ethnique, religieuse ou nationale. Si quand mĂȘme l’antisĂ©mitisme a existĂ© et continue de faire entendre sa voix, il ne s’agirait alors que de traits culturels, de produits du terroir ou d’originalitĂ©s d’écrivains par ailleurs monstres sacrĂ©s de la littĂ©rature nationale. Y insister, souligner la gravitĂ© de l’antisĂ©mitisme quel qu’il soit serait une atteinte au patrimoine de la nation, un affront Ă  la rĂ©putation d’élites certes un peu conservatrices mais tellement françaises
 39 Plus largement est dĂ©laissĂ©e la mise en rĂ©cit des batailles passĂ©es, l’histoire des barrages contre l’antisĂ©mitisme, de la prise de conscience de son danger. Cette mise en rĂ©cit rĂ©vĂšle les faillites de la nation, nuit Ă  son image et sa bonne rĂ©putation. Ces luttes impliqueraient, dans une vision purement ethniciste de l’antisĂ©mitisme qui nierait son pouvoir destructeur de l’humanitĂ©, une soumission Ă  une minoritĂ© et mĂȘme un risque d’affaiblissement de la fiertĂ© nationale. En cela, l’affirmation de la lutte frontale contre l’antisĂ©mitisme suscite du malaise et de la rĂ©probation. Pas seulement parce qu’elle dĂ©signerait un fait que beaucoup souhaitent tenir pour marginal, circonstanciel, sans consĂ©quence grave. Je l’ai constatĂ© aprĂšs mon article du 24 dĂ©cembre 2018 dans Le Monde au sujet des actes et propos antisĂ©mites lors des premiĂšres manifestations de Gilets jaunes ». J’ai Ă©tĂ© le premier Ă  les relever publiquement. On a pu souligner et dĂ©plorer le caractĂšre transgressif d’une telle mise en lumiĂšre, coupable de venir affaiblir la puretĂ© doctrinale d’un mouvement populaire naissant. Plus encore, en soulignant que l’antisĂ©mitisme produit par l’extrĂ©misme islamique ou les internationalismes nĂ©o-nazies n’est pas tout l’antisĂ©mitisme, que celui-ci se loge dans les replis d’une France de vrais Français », on oblige la nation Ă  se poser la question de son rapport direct avec la haine des juifs. Question intolĂ©rable pour certains, qui n’a pas lieu d’ĂȘtre. 40 Reprocher aux antisĂ©mites leur antisĂ©mitisme pourrait donc conduire Ă  affaiblir l’image de la France, Ă  dramatiser des propos de salon, de plume ou de dĂ©filĂ©, Ă  mĂ©connaĂźtre ce que dit l’antisĂ©mitisme du malaise social et identitaire, Ă  se priver d’une mesure des pulsions françaises. La lutte contre l’antisĂ©mitisme interdirait de voir les vraies victimes, qui ne seraient pas les juifs mais les antisĂ©mites eux-mĂȘmes. Elle serait aussi suspecte puisqu’elle cautionnerait une identitĂ© particuliĂšre, alimentant le sĂ©paratisme et la fragmentation. Si bien qu’il serait prĂ©fĂ©rable de s’abstenir, laissant aux mĂȘmes toujours le soin de dĂ©noncer et combattre en les exposant ils contribueraient Ă  une logique communautariste, Ă  l’ exceptionnalisme juif ». On finirait par leur reprocher de provoquer l’antisĂ©mitisme, et aux juifs de l’inciter s’ils se dĂ©fendent. Qu’on laisse l’universalisme rĂ©publicain agir ! Agit-il pour autant ? 41 Il faut en avoir conscience l’hĂ©sitation devant l’antisĂ©mitisme condamne les populations visĂ©es Ă  la solitude dans leur propre pays, Ă  l’effroi face au retour du pire passĂ© qui puisse exister. L’antisĂ©mitisme ambiant comme ses manifestations ostensibles rendent des populations fragiles toujours plus vulnĂ©rables, appelant sur elles toutes les formes de violences puisque celles-ci sont sans danger pour les auteurs. Et avec des consĂ©quences inqualifiables tant elles sont graves. Il est nĂ©cessaire donc de rappeler toujours que l’antisĂ©mitisme est une atteinte Ă  l’humanitĂ© entiĂšre et que chacun est en devoir de le combattre. Il n’y a pas de lutte antiraciste sans combat contre l’antisĂ©mitisme. L’historicitĂ© de l’antisĂ©mitisme comme sa gravitĂ© l’expliquent. Refusant Ă  une population stigmatisĂ©e le droit de vivre en paix et dans la sĂ©curitĂ©, les antisĂ©mites fabriquent de l’inhumain qui est la base de tous les processus gĂ©nocidaires [17]. 42 L’étude des gĂ©nocides a progressĂ© sur ce plan. La commission de recherche que j’ai prĂ©sidĂ©e sur le Rwanda et le gĂ©nocide des Tutsi a rĂ©vĂ©lĂ© cette lente et mĂ©thodique transformation d’une minoritĂ© en figures d’inhumanitĂ© dont le seul destin Ă©tait de pĂ©rir. Pour mieux parfaire cette deshumanisation, les Tutsi, comme les juifs, comme les ArmĂ©niens, vivaient dans l’attente effrayante de l’anĂ©antissement Ă  venir. Comme l’a rappelĂ© le prĂ©sident français Ă  Kigali le 27 mai 2021, un gĂ©nocide vient de loin. Il se prĂ©pare. Il prend possession des esprits, mĂ©thodiquement, pour abolir l’humanitĂ© de l’autre. Il prend sa source dans des rĂ©cits fantasmĂ©s, dans des stratĂ©gies de domination Ă©rigĂ©es en Ă©vidence scientifique. Il s’installe Ă  travers des humiliations du quotidien, des sĂ©parations, des dĂ©portations. Puis se dĂ©voile la haine absolue, la mĂ©canique de l’extermination [18] ». 43 La souffrance juive face Ă  la violence antisĂ©mite, le dĂ©sintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral pour cette terreur si proche, l’impunitĂ© dont elle s’entoure souvent, l’enfermement qui est infligĂ© aux juifs seuls dans leur destin de victimes, l’aliĂ©nation qu’ils subissent en s’interdisant de rĂ©sister pour ne pas accroĂźtre l’antisĂ©mitisme, tout cela est proprement insupportable. IntolĂ©rable. Obliger les juifs Ă  se dĂ©fendre seuls contre l’antisĂ©mitisme est une double peine qu’on inflige Ă  des innocents contraints de se vivre en coupables ils subissent une atteinte profonde Ă  leur ĂȘtre et Ă  leur existence, et l’accrĂ©ditent en mĂȘme temps en semblant agir de maniĂšre communautaire. Mais ils n’ont pas le choix puisqu’on leur renvoie l’antisĂ©mitisme comme Ă©tant leur problĂšme », le produit de la question juive » qu’ils rĂ©aliseraient par leur seule existence. La mĂ©connaissance involontaire ou la dissimulation volontaire de l’antisĂ©mitisme comme affront Ă  la sociĂ©tĂ© entiĂšre empĂȘche que chacun, solidaire d’une humanitĂ© martyrisĂ©e, dĂ©cide d’agir pour le bien commun et la dignitĂ© de sa conscience. 44 Les lignes qui concluent ce temps critique de la dĂ©faite face Ă  l’antisĂ©mitisme relĂšvent-elles seulement de propos d’indignation morale, susceptibles d’ĂȘtre facilement invalidĂ©s en arguant de diffĂ©rents arguments rhĂ©toriques philosĂ©mitisme supposĂ© de leur auteur, pensĂ©e subjective, intention de nuire Ă  la France, etc.? De telles objections, accusant autant de partis pris idĂ©ologiques que d’incurie de l’argumentation, se heurtent de plus Ă  une rĂ©alitĂ© objective qu’on ne peut Ă©carter et confĂšre de la lĂ©gitimitĂ© Ă  la lutte frontale contre l’antisĂ©mitisme. Celle-ci s’entoure en effet d’une forte historicitĂ© elle a existĂ© dans le passĂ©, elle s’est inscrite dans l’histoire et dans la pensĂ©e, elle a dĂ©cidĂ© de libertĂ©s nouvelles qui font la gloire des dĂ©mocraties. Cette lutte a su vaincre le doute sur sa dimension universelle et son impĂ©ratif moral. Être historien, philosophe, intellectuel, artiste, simple citoyen ou citoyenne, personne dans le monde conduit un jour, immanquablement, Ă  rencontrer ce temps historique et philosophique. Et Ă  reprendre Un temps historique et philosophique. La dĂ©mocratie rĂ©publicaine en lutte contre l’antisĂ©mitisme 45 Le rappel de faits acquis Ă  l’histoire et Ă  la pensĂ©e est nĂ©cessaire, quand l’impuissance devant l’antisĂ©mitisme prend des airs de fatalitĂ©, ou de grande fatigue. 46 Il a existĂ©, Ă  la fin du xixe siĂšcle et au tournant du siĂšcle dernier, un temps oĂč la lutte contre l’antisĂ©mitisme a revĂȘtu une intensitĂ© qui ne s’est jamais reprĂ©sentĂ©e ensuite, mobilisant des consciences individuelles aussi bien que des figures politiques, et d’autant plus dĂ©cisive qu’elle a affrontĂ© les formes modernes de la haine des juifs. Cette lutte consciente et volontaire a su remporter d’incontestables victoires. Mais les faits acquis Ă  l’histoire ont refluĂ©. Ils se sont perdus pour la sociĂ©tĂ©, conservĂ©s seulement par quelques-uns, leur assurant une pleine dĂ©termination dans la poursuite des combats frontaux, permettant qu’une transmission se rĂ©alise en direction de nouvelles gĂ©nĂ©rations. 47 Cette rĂ©alitĂ© passĂ©e, oĂč la lutte contre l’antisĂ©mitisme menait au courage de la vĂ©ritĂ©, portait le sursaut d’une dĂ©mocratie rĂ©publicaine, est peu connue. Elle est pourtant centrale Ă  l’histoire de France, Ă  la fois par son avancĂ©e politique et morale, par ce lien majeur du singulier et de l’universel, et parce qu’elle Ă©claire des Ă©vĂ©nements centraux de l’histoire de France, l’affaire Dreyfus et la dĂ©fense rĂ©publicaine. On est invitĂ©s Ă  les revisiter. À en dĂ©couvrir la modernitĂ©, Ă  comprendre leur contemporanĂ©itĂ©. Ou simplement Ă  commencer par apprendre les faits, ces faits acquis Ă  l’histoire comme les dĂ©signaient les dĂ©fenseurs du capitaine Dreyfus. Des faits qu’il est impossible de nier dĂšs lors qu’on les restitue avec leur matĂ©rialitĂ©. Ces combats sont inauguraux, indissociables de la dĂ©fense des droits humains, indispensables Ă  leur connaissance. Des premiers combats », dont l’idĂ©alisme s’ancre dans une pensĂ©e de l’histoire. 48 Le lien majeur entre la lutte contre l’antisĂ©mitisme et le progrĂšs dĂ©mocratique n’est pas naturel toutefois. Alfred Dreyfus est condamnĂ© Ă  la suite d’un procĂšs d’État fomentĂ© par les institutions d’un rĂ©gime qui Ă©tait le plus Ă  mĂȘme de le protĂ©ger, qui avait dĂ©jĂ  proclamĂ© dans le passĂ© son aversion de la haine religieuse opposant les citoyens les uns contre les autres. Il apportait aux justiciables les garanties d’une justice Ă©quitable. Avec l’antisĂ©mitisme dĂ©cidant de la culpabilitĂ© d’un innocent, le libĂ©ralisme comme le juridisme de la RĂ©publique se retournent contre les acquis dĂ©mocratiques du rĂ©gime, contre ces lois qui rĂ©sument les pauvres progrĂšs de l’humanitĂ©, les modestes garanties qu’elle a peu Ă  peu conquises par le long effort des siĂšcles et la longue suite des rĂ©volutions [19] », selon Jean JaurĂšs. 49 L’expression de l’antisĂ©mitisme atteste du recul de la dĂ©mocratie en mĂȘme temps qu’elle est sa cause. Agir contre l’antisĂ©mitisme mĂšne non seulement Ă  le repousser mais simultanĂ©ment Ă  consolider la dĂ©mocratie. La France de la fin du xixe siĂšcle et du dĂ©but du xxe siĂšcle dĂ©montre ce lien majeur. Et elle souligne comment la force de l’antisĂ©mitisme est aussi sa faiblesse en menaçant Ă  ce point la dĂ©mocratie, en rĂ©vĂ©lant au plus grand nombre combien elle peut ĂȘtre fragile, l’antisĂ©mitisme peut susciter contre lui des ressources considĂ©rables. 50 L’évocation d’un temps de luttes contre l’antisĂ©mitisme et d’impacts dĂ©cisifs sur le progrĂšs dĂ©mocratique arrive aujourd’hui dans un pays travaillĂ© par l’histoire, capable de se nourrir de ce passĂ© pour se construire, pour avancer et penser Ă  l’avenir avec des rĂ©fĂ©rences qui mobilisent, qui rassemblent. Ce passĂ© retrouvĂ© s’entoure de rĂ©cits positifs, rĂ©cits de luttes qui portent en elles le souvenir de victoires passĂ©es et la promesse de victoires futures. L’introuvable combat cĂšde le pas Ă  l’engagement possible. La premiĂšre condition en est alors de s’arracher au prĂ©sentisme qui paralyse l’action, de se redonner de la perspective, de l’imagination, de la visĂ©e au loin en revenant Ă  la profondeur de l’histoire, au temps historique retravaillĂ© pour en faire notre La rĂ©publique face au surgissement de l’antisĂ©mitisme 51 Alors que la RĂ©publique tend Ă  se dĂ©mocratiser Ă  partir des annĂ©es 1880, grandit la haine des juifs dans des proportions jamais connues en France, en particulier depuis que la RĂ©volution française a proclamĂ© leur Ă©mancipation. Cet acte fondateur saluĂ© universellement n’a toutefois pas Ă©tabli les bases de l’égalitĂ© rĂ©elle, n’a pas mĂȘme Ă©cartĂ© le risque de racialisation, faute d’avancĂ©es concrĂštes sur le front du droit et des libertĂ©s. Les institutions arbitraires ou de coercition de l’Empire ont perdurĂ© dans la RĂ©publique aprĂšs 1870. L’armĂ©e impĂ©riale a maintenu ses codes, l’entreprise coloniale a promu des expĂ©riences mortifĂšres d’ethnicisation et de violence extrĂȘme sur les populations. Le surgissement de l’antisĂ©mitisme traduit bien l’affrontement d’un monde d’ordre hĂ©ritĂ© avec les libertĂ©s dĂ©mocratiques rĂ©alitĂ© d’un antisĂ©mitisme incomprĂ©hensible 52 Ce surgissement d’un antisĂ©mitisme moderne, s’affichant en ennemi dĂ©clarĂ© de la RĂ©publique Ă©galitaire et dĂ©mocratique, laisse les contemporains pour la plupart dĂ©semparĂ©s et pour beaucoup terrorisĂ©s par la puissance de l’attaque, la force de la propagande et la violence du danger. Cette offensive apparaĂźt mĂȘme incomprĂ©hensible, avec l’affirmation de la RĂ©publique et sa promesse de paix et de prospĂ©ritĂ©, dans une France qui retrouve sa puissance aprĂšs la dĂ©faite de 1870 et le dĂ©chirement de la Commune. Mais l’antisĂ©mitisme rĂ©vĂšle sa force, capable Ă  la fois de se parer des habits de la modernitĂ© intellectuelle, de l’élan du mouvement social et de la cause nationale, et d’épouser les inquiĂ©tudes collectives nĂ©es de ce monde en pleine mutation, dont les frontiĂšres s’ouvrent et les certitudes se transforment. 53 Alors l’antisĂ©mitisme rĂ©ifie des accusations rituelles datant pour certaines du Moyen Âge et les intĂšgre Ă  une doctrine raciale de la sociĂ©tĂ© pensĂ©e Ă  l’ombre de Darwin et de la raciologie, oĂč il s’agit de se dĂ©fendre contre des corps Ă©trangers, nuisibles et menaçants. La racialisation des populations, qui ne date pas toutefois de cette Ă©poque, s’empare de toute l’Europe entraĂźnĂ©e dans le sillage des sciences dites raciales. Le pouvoir de l’antisĂ©mitisme contemporain tient dans cette proclamation de modernitĂ©, mais aussi dans la lutte sociale qu’il entend mener pour s’attaquer aux inĂ©galitĂ©s. Il pĂ©nĂštre ainsi les milieux ouvriers et socialistes permĂ©ables Ă  la stigmatisation d’un capitalisme juif » usurier et sans patrie. Le thĂšme nationaliste est omniprĂ©sent avec la croisade contre le corps Ă©tranger et ses diffĂ©rentes reprĂ©sentations, des populations aux idĂ©es. Il aimante un pays encore marquĂ© par la dĂ©faite, oĂč se dĂ©veloppe la psychose de l’espion allemand. 54 Une question juive » rassemblant ces peurs et ces attentes est inventĂ©e, aux fins d’ĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ©e comme une vĂ©ritĂ© dont il s’agit de se protĂ©ger, par la stigmatisation publique des juifs, la persĂ©cution au quotidien, l’exclusion de la communautĂ© civique, l’enfermement et la dĂ©portation au besoin. La condamnation pour haute trahison du capitaine Dreyfus, Ă  Paris par un conseil de guerre le 22 dĂ©cembre 1894, autorise la violence antisĂ©mite qui dĂ©borde de la presse et de la rue vers l’armĂ©e et le Parlement. Les mesures les plus dĂ©finitives en faveur d’une persĂ©cution gĂ©nĂ©rale d’une minoritĂ© sont exigĂ©es depuis la tribune de la Chambre par des dĂ©putĂ©s nationalistes, monarchistes et catholiques, rejoints en 1898 par les Ă©lus des listes antisĂ©mites ». 55 DĂšs la dĂ©cennie 1880, la France et les Français, mais aussi les EuropĂ©ens, font face au dĂ©fi de l’antisĂ©mitisme. Avec la publication de La France juive d’Édouard Drumont en 1886, vĂ©ritable phĂ©nomĂšne de librairie qui polarise la civilisation du journal et hystĂ©rise l’opinion publique, la haine antisĂ©mite dĂ©guisĂ©e en question juive » s’impose comme un fait de sociĂ©tĂ©, affirmant sa puissance de sĂ©duction sur les masses comme sur les Ă©lites. La captation du thĂšme de la race, qui se veut un dĂ©passement du critĂšre religieux pour dĂ©finir les juifs, offre aux antisĂ©mites de nouveaux moyens de les distinguer, condition dĂ©terminante pour accroĂźtre leur persĂ©cution. Une propagande nouvelle pĂ©nĂštre l’antisĂ©mitisme avec la culture de masse. La dĂ©mocratie rĂ©publicaine naissante est interrogĂ©e dans ses fondements les plus profonds. 56 Refusant l’intrusion de l’antisĂ©mitisme dans le dĂ©bat public comme les procĂ©dĂ©s des antisĂ©mites, avertissant du piĂšge fatal tendu par la question juive », quelques personnalitĂ©s littĂ©raires ou politiques se dĂ©cident Ă  les affronter. Elles ne peuvent se rĂ©soudre Ă  son extension qui paraĂźt pourtant irrĂ©sistible, portĂ©e par la modernitĂ© comme par la tradition, par le national comme par l’international, par des laĂŻcs rationalistes comme par des religieux catholiques, par des conservateurs comme par des socialistes
 Ces personnalitĂ©s publiques en identifient le danger, exposent son caractĂšre contraire aux traditions françaises ainsi qu’aux principes rĂ©publicains. Elles sont peu nombreuses. Leur courage est dĂ©fier des querelles de race » 57 Anatole France, l’un des premiers Ă  rĂ©agir au brĂ©viaire antisĂ©mite, relĂšve le 2 mai 1886 dans Le Temps qu’une Ɠuvre ardente d’apĂŽtre et d’illuminĂ©, un livre incohĂ©rent, bizarre, furieux, aux mille pages enflammĂ©es, a Ă©tĂ© jetĂ© comme un brandon sur Paris, et voilĂ  les tĂȘtes en feu. La question juive, qui couvait, Ă©clate avec violence. C’est une question immense, confuse, pleine d’obscuritĂ©s et que les passions vont obscurcir encore. DĂšs qu’on l’aborde, on est embarrassĂ©. » L’écrivain n’y est pas insensible, proposant ainsi que l’omniprĂ©sence juive soit combattue par des moyens pacifiques. En revanche, il dĂ©nonce vivement la solution » proposĂ©e par Drumont, qui annonce les bĂ»chers » de demain. Sans aller vers une dĂ©claration de solidaritĂ© envers les juifs bientĂŽt frappĂ©s d’un nouveau temps de persĂ©cution, il avoue son admiration pour l’énergie d’ IsraĂ«l » Ă  rĂ©sister et survivre. 58 Pressentant le risque de la racialisation d’une minoritĂ© que seule l’appartenance religieuse est en mesure de distinguer, le philosophe et historien Ernest Renan, qui s’est essayĂ© Ă  cette dĂ©finition raciale dans le passĂ© [20], y renonce avec l’article race » de la Grande EncyclopĂ©die avant de la combattre vigoureusement. Sa confĂ©rence Ă  la SociĂ©tĂ© des Ă©tudes juives dĂ©nonce l’emploi abusif du terme de race » Ă  propos des juifs. En 1891, la traductrice de Darwin en France, ClĂ©mence Royer, dĂ©ment elle aussi la thĂšse d’une race juive devant la SociĂ©tĂ© anthropologique de Paris. La mĂȘme annĂ©e, Ă  l’École du Louvre, l’historien Salomon Reinach attaque les notions de race aryenne et de supĂ©rioritĂ© aryenne, trĂšs en vogue pour construire la fausse catĂ©gorie de race juive. 59 Au mĂȘme moment, des fondateurs respectĂ©s de la RĂ©publique, le vieux Jules Simon et le libĂ©ral Francisque Sarcey, dĂ©crivent le systĂšme barbare que reprĂ©sente l’antisĂ©mitisme et son opposition complĂšte avec la tradition française. Le premier exprime, le 6 juin 1891 dans Le Petit Marseillais, sa stupĂ©faction devant la nouvelle attitude des Français Ce peuple qui n’aime pas les provocations, qui n’est ni sanguinaire, ni mĂȘme violent, qui se montre souvent dĂ©bonnaire pour ses ennemis, accueille avec empressement les calomnies dont les juifs sont l’objet. Il n’a pour eux ni justice ni misĂ©ricorde. Il ne demande pas de preuves ; il n’exige mĂȘme pas la vraisemblance. S’il ne se livre pas contre eux Ă  des sĂ©vices, c’est uniquement parce qu’il y a des gendarmes [21]. » Le second prĂ©dit la fragilitĂ© de l’antisĂ©mitisme auxquelles s’oppose le libĂ©ralisme de notre Ă©ducation ». 60 Jean JaurĂšs, qui a ralliĂ© le socialisme, s’exprime Ă  son tour dans La DĂ©pĂȘche. S’il ne parvient pas Ă  se dĂ©prendre de la doxa [22] sur la race juive », frĂ©quente Ă  l’époque, il dĂ©nonce pour autant cette sorte de campagne en bloc entreprise contre “le Juif” ». Et avoue son aversion pour les querelles de race », affirmant qu’ au fond il n’y a qu’une race, l’humanitĂ© ». JaurĂšs n’en a pas fini avec ses prĂ©jugĂ©s mais son article du 2 juin 1892 sur la question juive » vaut pour sa prise de position contre la race, et sur l’histoire des juifs – partie intĂ©grante de l’histoire de l’ Un sursaut rĂ©publicain sans lendemain 61 En avril 1892, Édouard Drumont lance un quotidien, La Libre Parole, s’inscrivant dans le droit fil de La France juive et s’affichant comme journal antisĂ©mite. Il inaugure la publication avec une campagne haineuse visant la prĂ©sence des officiers juifs » dans l’armĂ©e. Plusieurs officiers se voient injuriĂ©s dans leur patriotisme et demandent rĂ©paration en duel aux insulteurs. La Libre Parole s’en rĂ©jouit, en appelant le 28 mai 1894 aux Ă©pĂ©es françaises » contre les Ă©pĂ©es juives ». Un aristocrate antisĂ©mite, le marquis de MorĂšs, blesse Ă  mort, lors d’un traquenard dĂ©guisĂ©, un des officiers juifs, le capitaine Mayer. Les rĂ©actions Ă  la mort de ce brillant capitaine du gĂ©nie, polytechnicien et professeur d’escrime Ă  l’École polytechnique, sont nombreuses. Mais elles ne dissuadent pas La Libre Parole, bientĂŽt rejointe par les monarchistes de La Gazette de France, de poursuivre sa campagne. 62 Comme en lien avec une affaire Dreyfus qui serait inscrite dans les gĂšnes sĂ©mites, La Libre Parole annonce qu’ un juif trahira [23] ». Les quelques rĂ©sistances politiques Ă  l’offensive du printemps, dont celle du ministre de la Guerre, Charles de Freycinet, Ă  la tribune de la Chambre, sont balayĂ©es et aucune enquĂȘte n’est dĂ©crĂ©tĂ©e. L’émotion des obsĂšques du capitaine Mayer, suivies par cent mille Parisiens [24], est rapidement oubliĂ©e. Les digues cĂšdent devant les antisĂ©mites. Si les institutions semblent encore rĂ©tives Ă  la haine des juifs, leur dĂ©mocratisation marque toutefois le pas. Les attentats anarchistes qui se multiplient entraĂźnent le vote de lois considĂ©rĂ©es comme fortement liberticides puisqu’elles doivent frapper les penseurs de la sociĂ©tĂ© mourante ». La rĂ©pression du mouvement anarchiste Ă©clipse un temps l’offensive antisĂ©mite. Mais elle la renforce aussi en dĂ©montrant que la RĂ©publique est prĂȘte aux mesures d’exception, tolĂšre la haine dans les prĂ©toires et Ă  la Chambre. Les Ă©crivains et les penseurs d’avant-garde ont acquis de leur cĂŽtĂ© une forte sensibilitĂ© aux menaces contre les libertĂ©s et au sort des opprimĂ©s. Pour Bernard Lazare, l’affaire Dreyfus commence dĂšs ce moment. C’est en tout cas ce qui ressort d’un mĂ©moire de 1899 qui retrace son engagement pendant l’affaire Dreyfus. Son rĂ©cit dĂ©bute par l’évocation de la rĂ©pression anti-anarchiste et de ses articles de protestation [25].L’antisĂ©mitisme triomphant. Le parlement atteint 63 Moins de dix ans aprĂšs la parution de La France juive et l’acclimatation de formes modernes d’antisĂ©mitisme en France, une dĂ©mocratie politique consent au dogme de la trahison juive et aux moyens extrĂȘmes pour s’en prĂ©munir. La violence publique prend un tour trĂšs aggravĂ© avec la conspiration d’État aboutissant Ă  la fabrique du traĂźtre » puis Ă  la condamnation de l’officier et Ă  l’application de peines infamantes la dĂ©portation Ă  perpĂ©tuitĂ© dans une enceinte fortifiĂ©e spĂ©cialement choisie en Guyane française, sur l’üle du Diable au large de Kourou, et la dĂ©gradation en place publique qui a lieu le 5 janvier 1895. Avec la condamnation pour crime de trahison d’un officier juif, l’antisĂ©mitisme dĂ©ferle dans l’espace public. La grande presse est obligĂ©e de s’aligner sur les feuilles antijuives. Les appels au respect des droits de la justice sont vains, mĂȘme assimilĂ©s Ă  une preuve de complicitĂ© pour le traĂźtre ». 64 Les penseurs libĂ©raux, les Ă©crivains engagĂ©s sont contraints au silence. Les forces politiques, mĂȘme les plus rĂ©publicaines, ne s’opposent pas Ă  l’hystĂ©rie ambiante, d’autant que le gouvernement a voulu les peines infamantes infligĂ©es au capitaine Dreyfus et que le ministre de la Guerre a annoncĂ© sa culpabilitĂ© avant mĂȘme son procĂšs. Le dogme de l’antisĂ©mitisme a pĂ©nĂ©trĂ© l’État et la RĂ©publique, conduisant Ă  la fabrication d’un coupable, offrant son sacrifice aux foules. La cĂ©rĂ©monie de dĂ©gradation Ă  l’École militaire fait entendre les cris de mort aux juifs » de vingt mille Parisiens massĂ©s place de Fontenoy, quand le capitaine Dreyfus proteste de son innocence devant le front des troupes [26]. 65 Seuls les anarchistes de plume, notamment ceux qui composent la rĂ©daction de La Revue blanche, protestent contre la domination du militarisme sur la nation [27]. La France, Ă  travers son opinion publique, semble unanime pour exiger la rĂ©pression du crime d’un officier que son appartenance juive conditionne Ă  la trahison par nature historique, sociologique, biologique mĂȘme. L’arrestation d’un officier juif, que La Libre Parole est l’un des tout premier Ă  annoncer [28], sonne comme le triomphe de Drumont. Le verbe et la vĂ©ritĂ© antisĂ©mites submergent la presse et les Ă©crits. La France du 14 fĂ©vrier 1895 proclame Il n’est pas un crime, pas un dĂ©lit, pas une fraude dans laquelle on ne trouve le juif. » La question juive » arrive dans les dĂ©bats de la Chambre dĂšs le 10 janvier [29]. Alexandre Ribot, chef du gouvernement, conteste l’existence d’une question de race [30] », mais ironise sur la question juive [
] qui date de dix-neuf siĂšcles ». Les 25 et 27 mai, le dĂ©putĂ© des Landes ThĂ©odore Denis dĂ©clare que la trahison de Dreyfus appelle des mesures Ă©nergiques de proscription. Le vicomte d’Hugues avertit quant Ă  lui pĂ©ril juif [qui] menace la nation » et appelle les antisĂ©mites Ă  dĂ©loger le gibier ».2. Le choix du combat frontal. L’honneur des intellectuels 66 Les rĂ©serves qu’assortissent les rares rĂ©publicains engagĂ©s contre l’antisĂ©mitisme sont rĂ©currentes. Leur intention est moins de dĂ©fendre les juifs comme individus et citoyens persĂ©cutĂ©s que de protĂ©ger la paix publique et l’unitĂ© de la nation. Leurs concessions sur les abus commis par des membres de la communautĂ©, l’indignation unanime pour la trahison du capitaine Dreyfus, leur souci de l’émotion populaire pour le pĂ©ril juif » sont autant d’encouragements implicites aux antisĂ©mites. Faisant exception, Émile Zola s’engage Pour les juifs » dans Le Figaro du 16 mai 1896. Il annonce le temps du combat frontal contre l’antisĂ©mitisme. Il n’advient cependant que dix-huit mois plus tard, quand le nom de Dreyfus identifie une affaire publique. Elle entraĂźne la naissance des intellectuels » parmi les Ă©crivains, les savants et les artistes de France, un phĂ©nomĂšne qui dĂ©borde rapidement les zola 67 L’article ne concerne Ă  l’époque ni Dreyfus ni l’Affaire. Celle-ci n’a pas encore Ă©clatĂ©. Émile Zola veut rĂ©agir au climat de violence antisĂ©mite qui s’abat sur les juifs, victimes depuis quelques annĂ©es » d’une campagne qui s’apparente Ă  une monstruositĂ© ». Son plaidoyer est un rĂ©quisitoire contre l’histoire fanatique qui les a parquĂ©s dans des quartiers infĂąmes, comme des lĂ©preux », un systĂšme de persĂ©cution que les antisĂ©mites du temps prĂ©sent veulent recrĂ©er, en pire, la pire des abominations, une persĂ©cution religieuse, ensanglantant toutes les patries ». 68 S’il ne conteste pas le fait de la puissance financiĂšre des juifs et de leur propension Ă  vivre entre eux, il veut en dire toute la vĂ©ritĂ© c’est que les juifs, tels qu’ils existent aujourd’hui, sont notre Ɠuvre, l’Ɠuvre de nos dix-huit cents ans d’imbĂ©cile persĂ©cution ». Face Ă  la propagande antisĂ©mite, il convient de substituer l’intĂ©gration Ă  la persĂ©cution ouvrir les bras tout grands, rĂ©aliser socialement l’égalitĂ© reconnue par le Code. Embrasser les juifs, pour les absorber et les confondre en nous. Nous enrichir de leurs qualitĂ©s, puisqu’ils en ont. Faire cesser la guerre des races en mĂȘlant les races. Pousser aux mariages, remettre aux enfants le soin de rĂ©concilier les pĂšres. Et lĂ  seulement est l’Ɠuvre d’unitĂ©, l’Ɠuvre humaine et libĂ©ratrice ». 69 Émile Zola n’est pas encore libĂ©rĂ© de prĂ©jugĂ©s sur les juifs. Mais il ne donne en rien raison aux antisĂ©mites. Il accroĂźt mĂȘme la pression sur ceux qui laissent Ă  l’histoire le pire des hĂ©ritages, celui de la violence brute et du procĂšs de civilisation. La lutte frontale contre l’antisĂ©mitisme, qu’il inaugure, soutient son espoir en l’ unitĂ© humaine, Ă  laquelle nous devons tous nous efforcer de croire, si nous voulons avoir le courage de vivre, et garder dans la lutte quelque espĂ©rance au cƓur ! ». La menace que reprĂ©sente l’antisĂ©mitisme et sa perception par l’écrivain le conduisent Ă  des propositions dĂ©finitives sur l’avenir de l’humanitĂ©, seules capables de mettre fin Ă  cette barbarie des forĂȘts, ceux qui s’imaginent faire de la justice Ă  coups de couteau ».Juifs et protestants unis. Les affinitĂ©s Ă©lectives 70 L’un des premiers intellectuels Ă  rĂ©vĂ©ler le procĂšs d’État de dĂ©cembre 1894 est un juif, Ă©crivain, journaliste, anarchiste, Bernard Lazare. L’affaire publique n’a pas encore Ă©clatĂ©. IsolĂ©, Bernard Lazare n’en est que plus dĂ©terminĂ© dans son but qui est de montrer les origines multiples de ce mouvement, d’en faire voir les moteurs cachĂ©s, d’exposer les intĂ©rĂȘts qu’il sert, de faire comparaĂźtre les individualitĂ©s ou les groupes dont il Ă©mane ». Il avance comme un historien il faut exposer les vrais mobiles de la nouvelle croisade, celle qui Ă©tait dirigĂ©e hier contre les juifs seuls, qui est dirigĂ©e en mĂȘme temps aujourd’hui contre les libres-penseurs, les francs-maçons et les protestants ». Bernard Lazare dĂ©veloppe une lecture trĂšs politique de l’antisĂ©mitisme, capable d’ĂȘtre entendue par l’ensemble des dĂ©mocrates attachĂ©s Ă  la libertĂ© et Ă  la justice. Il ne sert plus Ă  rien de tenter un dialogue avec Édouard Drumont comme il s’y est essayĂ©. Juif sorti des ghettos, citoyen menacĂ© dans ses droits d’homme [31] », Bernard Lazare proclame qu’ il est encore temps de se ressaisir » La libertĂ© de tous les citoyens se trouve atteinte par la façon atroce dont quelqu’un a Ă©tĂ© jugĂ©, et c’est les dĂ©fendre tous que d’en dĂ©fendre un seul. J’ai dĂ©fendu le capitaine Dreyfus, mais j’ai dĂ©fendu aussi la justice et la libertĂ© ». 71 En ces temps oĂč le procĂšs de Dreyfus ne s’est pas encore transformĂ© en affaire publique, Bernard Lazare est rejoint par un historien de confession protestante, convaincu aprĂšs une recherche personnelle que l’officier juif est innocent. AttaquĂ© avant mĂȘme qu’il ne se soit exprimĂ©, Gabriel Monod rĂ©pond Ă  ses dĂ©tracteurs dans Le Temps du 6 novembre 1897. ObĂ©issant au devoir de sa conscience, il affirme, lui descendant de persĂ©cutĂ©s », le devoir de solidaritĂ© et le droit Ă  l’indignation, l’indignation que j’ai Ă©prouvĂ©e en voyant se mĂȘler ces haines de religion et de race Ă  une pure question de justice et de patriotisme, et par le dĂ©sir de dĂ©fendre un juif dans un temps oĂč les juifs sont l’objet de prĂ©jugĂ©s cruels et de mesquines persĂ©cutions ».Zola de retour 72 C’est le 25 novembre 1897 qu’Émile Zola intervient dans l’affaire Dreyfus naissante. La rĂ©alitĂ© d’un procĂšs d’État et d’une machination contre un officier juif commence Ă  Ă©merger dans les milieux libĂ©raux. Des journaux s’interrogent tandis qu’un parlementaire alsacien, figure des temps hĂ©roĂŻques de la RĂ©publique, vice-prĂ©sident du SĂ©nat, se dĂ©cide Ă  parler pour Dreyfus. Scheurer-Kestner Ă©choue devant l’opposition conjuguĂ©e du gouvernement et de la Chambre haute. Avec sa dĂ©faite, les attaques nationalistes redoublent. Émile Zola dĂ©cide de prendre sa dĂ©fense et Le Figaro Ă  nouveau accueille son plaidoyer. D’emblĂ©e, il Ă©largit le propos Ă  l’ opinion publique exaspĂ©rĂ©e, surmenĂ©e par la plus odieuse des campagnes » que conduit une certaine presse, affolant les uns, terrorisant les autres, vivant de scandales pour tripler leur vente ». Le rĂ©sultat ne s’est pas fait attendre L’imbĂ©cile antisĂ©mitisme a soufflĂ© cette dĂ©mence. La dĂ©lation est partout, les plus purs et les plus braves n’osent faire leur devoir, dans la crainte d’ĂȘtre Ă©claboussĂ©s. » 73 La perversion de la jeunesse lui est particuliĂšrement odieuse, et la responsabilitĂ© des dĂ©putĂ©s spĂ©cialement engagĂ©e. C’est Ă  la jeunesse de France qu’Émile Zola s’adresse le 14 dĂ©cembre 1897. Il Ă©crit sous le coup d’une profonde Ă©motion, avec la dĂ©couverte qu’en elle, les idĂ©es d’humanitĂ© et de justice se trouvaient obscurcies ». Des jeunes en effet se sont joints aux manifestations antisĂ©mites contre les premiers dĂ©fenseurs de Dreyfus. Il veut leur expliquer Ă  quelle perversion de l’esprit public ils s’associent, Ă  quelle monstruositĂ© de l’histoire ils offrent leur Ăąge et leurs idĂ©aux. 74 L’adhĂ©sion Ă  l’antisĂ©mitisme est d’autant plus grave qu’il est devenu l’instrument d’une destruction de la justice. L’antisĂ©mitisme criminalise ceux qui combattent contre elle [32], fait rĂ©gner une honteuse terreur », conduit au despotisme. Si la France prĂ©sente n’a traversĂ© une heure plus trouble, plus boueuse, plus angoissante pour sa raison et pour sa dignitĂ© », cela tient Ă  l’antisĂ©mitisme triomphant. Il faut y mettre fin. C’est le devoir particulier de la jeunesse Qui se lĂšvera pour exiger que justice soit faite, si ce n’est toi qui n’es pas dans nos luttes d’intĂ©rĂȘts et de personnes, qui n’es encore engagĂ©e ni compromise dans aucune affaire louche, qui peux parler haut, en toute puretĂ© et en toute bonne foi ? ». Aller Ă  l’humanitĂ©, Ă  la vĂ©ritĂ©, Ă  la justice ! », conclut-il. 75 Cette Lettre Ă  la jeunesse » prĂ©cĂšde une Lettre Ă  la France », du 6 janvier 1898. À cette date, l’affaire Dreyfus est devenue un Ă©vĂ©nement national, bientĂŽt international. Zola le pressent, appelant le pays Ă  se rĂ©veiller » face au monde, Ă  revendiquer sa gloire » faite de sa libertĂ© et du devoir de vĂ©ritĂ©. Arrive J’accuse
! », la lettre au prĂ©sident de la RĂ©publique » que publie Georges Clemenceau le 13 janvier. Zola prolonge son analyse du procĂšs Dreyfus comme d’un crime, par la dĂ©monstration des mĂ©canismes mis en Ɠuvre, l’odieux antisĂ©mitisme » en premier lieu dont la grande France libĂ©rale des droits de l’homme mourra, si elle n’en est pas guĂ©rie ».Danger majeur, engagement total herr, bouglĂ©, boutroux 76 Émile Zola combat dĂ©sormais au milieu d’une petite phalange de dreyfusards. Georges Clemenceau exige toute la vĂ©ritĂ© » dans L’Aurore du 18 novembre 1897. Une pĂ©tition appelant au respect des garanties des citoyens devant la justice est en prĂ©paration dans les derniers jours de 1897, et ses listes commencent Ă  paraĂźtre dans Le SiĂšcle et d’autres journaux libĂ©raux Ă  partir du 14 janvier 1898. AgrĂ©gĂ© de philosophie, bibliothĂ©caire de l’École normale supĂ©rieure, socialiste et libertaire, Lucien Herr est proche des milieux de l’avant-garde littĂ©raire, intellectuelle et socialiste, comme des sphĂšres plus Ă©litistes et parisiennes. Avec Protestation » du 1er fĂ©vrier dans La Revue blanche, il rejette vigoureusement la thĂ©orie des races aux origines du nouvel antisĂ©mitisme et s’inquiĂšte d’une terrible confusion que celui-ci provoque dans les milieux Ă©clairĂ©s. 77 Pour Lucien Herr, lutter sur le terrain seul de l’antisĂ©mitisme revient Ă  sĂ©parer le combat dreyfusard de l’engagement pour le droit et la justice, combat qui est celui des juifs comme de tous les autres Français. Cette question est d’autant plus sĂ©rieuse que c’est le droit et la justice qui sont directement mis en cause dans l’affaire Dreyfus. Dreyfus n’a pas Ă©tĂ© condamnĂ© par l’antisĂ©mitisme mais d’abord par des juges militaires qui ont violĂ© le droit. Par eux, l’État s’est dressĂ© contre la loi. La question politique, la question de l’État, sont primordiales. Mais la diffusion de l’antisĂ©mitisme rĂ©vĂšle ce processus de destruction de la dĂ©mocratie. Pour s’y opposer, la question de l’éthique des savoirs est fondamentale. Il appelle la jeunesse des Ă©coles Ă  demeurer fidĂšle, dans leur vie, Ă  l’esprit critique rĂ©sultant de la mĂ©thode scientifique et de l’enseignement de la philosophie. À l’heure actuelle, reconnaĂźt Lucien Herr, elle n’a pas le droit d’ĂȘtre ignorante et de ne pas penser librement. La haute conception kantienne et rationaliste oĂč la RĂ©publique les a Ă©levĂ©s, leur a enseignĂ© Ă  ne jamais respecter des hommes, mĂȘme haut placĂ©s, mais seulement des idĂ©es [
] ils doivent savoir que toute autre philosophie les reconduit aux philosophies de la servitude ». 78 Le jeune philosophe Élie HalĂ©vy, dĂ©jĂ  inquiet du fatalisme devant le matĂ©rialisme historique et du sursaut de mysticisme dĂ©sarmant la raison, Ă©crit Ă  son ami CĂ©lestin BouglĂ© As-tu lu, dans le numĂ©ro de La Revue blanche, un article vigoureux sur la situation ? Il faut lire cela et le faire lire, d’autant que je le crois Ă©crit par un maĂźtre de la jeunesse, lui-mĂȘme jeune. Mais, en somme, mes contemporains me dĂ©goĂ»tent ; ceux qui viendront aprĂšs seront-ils pires ou meilleurs ? Cela dĂ©pend de nous, heureusement, dans une faible mesure, malheureusement [33] ». Il passe aux actes. S’impliquant dans le recueil des signatures pour la pĂ©tition civique, HalĂ©vy obtient une lettre sur l’antisĂ©mitisme du philosophe Émile Boutroux. Elle paraĂźt aussitĂŽt en une du Temps. Quel sens pourrait donc avoir dans notre pays cet accouplement monstrueux “Vive l’armĂ©e ! À bas les juifs” », s’interroge ce mĂ©ditatif retirĂ©, impropre de toute maniĂšre Ă  la vie active », mais dĂ©cidĂ© Ă  unir intimement [sa] vie Ă  celle de [son] pays [34] ». 79 CĂ©lestin BouglĂ© ne reste pas inactif non plus. RĂ©agissant Ă  un article de l’acadĂ©micien Ferdinand BrunetiĂšre laissant cours Ă  des justifications antisĂ©mites, il publie une rĂ©futation sĂ©vĂšre de sa philosophie », dĂ©montrant que c’est prĂ©cisĂ©ment l’entreprise historique de persĂ©cution des juifs qui a engendrĂ© des traits sociaux distinctifs soumettez tout un peuple, enfermez-le dans un ghetto, marquez-le d’une rouelle jaune, interdisez-lui l’accĂšs de certaines professions, et trĂšs probablement vous imprimerez Ă  tous ses membres, courbĂ©s sous le mĂȘme poids, des traits analogues. En ce sens, il est vrai qu’il s’est constituĂ© un caractĂšre juif ; mais Ă  qui la faute ? Aux formes sociales, non aux conformations anatomiques [35] ». La conclusion de l’article de BouglĂ© retrouve la parole d’indignation d’Émile Boutroux choisissant la patrie contre l’antisĂ©mitisme. 80 Nous demander, au nom de la diversitĂ© des races, des lois spĂ©ciales contre une catĂ©gorie de citoyens parce qu’ils sont plus ou moins dolichocĂ©phales que la majoritĂ© des autres ; nous presser de les exclure de nos droits, c’est donc – il faut s’en rendre compte – nous inviter Ă  renier ce rationalisme gĂ©nĂ©reux qui est la tradition de la France. [
] Lors donc que les antisĂ©mites prennent le masque du nationalisme », invoquent les vieilles traditions françaises », en appellent au gĂ©nie du pays », ce n’est qu’une ironie sanglante. Rendez Ă  l’Allemagne des idĂ©es importĂ©es d’Allemagne ; c’est nous qui aurions le droit de vous dire Votre philosophie ne choque pas seulement l’esprit scientifique, elle heurte les idĂ©es qui sont l’ñme mĂȘme de la France. Parce que vous n’avez su comprendre ni le progrĂšs de la science, ni la logique nationale, vous n’ĂȘtes pas seulement des philosophes aveugles, mais des Français Ă©garĂ©s. »À maurice barrĂšs. cela ne se discute pas » 81 BaptisĂ©s du substantif d’ intellectuels [36] », ces penseurs jeunes et moins jeunes n’hĂ©sitent pas Ă  affronter les antisĂ©mites et leurs prĂ©tentions savantes. L’antisĂ©mitisme redouble avec l’éclat public de la mobilisation en faveur du dĂ©portĂ© de l’üle du Diable, dĂ©montrant le lien entre la vague antisĂ©mite et la mise en danger des fondements dĂ©mocratiques de la sociĂ©tĂ©. La lutte contre la premiĂšre passe en consĂ©quence par le progrĂšs des seconds. Mais il convient de ne pas laisser sans rĂ©ponse les cautions intellectuelles Ă  l’antisĂ©mitisme, dont celle, particuliĂšrement emblĂ©matique, de Maurice BarrĂšs, l’un des princes de la littĂ©rature française de l’époque. Le 1er fĂ©vrier 1898, l’auteur des DĂ©racinĂ©s publie une attaque en rĂšgle contre ces Ă©crivains, savants et artistes engagĂ©s pour la justice. Il invoque le double patronage du nationalisme et de l’antisĂ©mitisme. Il affirme une vision darwinienne de la sociĂ©tĂ©, oĂč la sauvegarde des races impliquerait le sacrifice des dĂ©cĂ©rĂ©brĂ©s » que sont les juifs Ă©mancipĂ©s et les intellectuels dreyfusards. 82 Par son article du Journal, BarrĂšs s’affirme aprĂšs Charles Maurras comme l’un des grands thĂ©oriciens de l’antidreyfusisme. La dĂ©fense de Dreyfus par les intellectuels les consacre comme des ennemis de la race française » aussi nettement que ne le sont les juifs eux-mĂȘmes. 83 Maurice BarrĂšs mobilise le substrat antisĂ©mite pour discrĂ©diter les intellectuels, dĂ©chet fatal dans l’effort tentĂ© par la sociĂ©tĂ© pour crĂ©er une Ă©lite ». Soutenant un traĂźtre, il les juge des sans-patries » ayant perdu la foi de la nation. Il multiplie les accusations, la plus dĂ©cisive selon lui Ă©tant leur collusion avec les juifs. En associant aux intellectuels » la dĂ©chĂ©ance juive, BarrĂšs pense dĂ©truire Ă  bon compte cette rĂ©sistance civique il lui suffit d’invoquer l’antisĂ©mitisme. Un tel raisonnement ne fonctionne que dans le contexte de la croyance antisĂ©mite, quasi naturelle pour un homme comme BarrĂšs qui place le culte de l’instinct au-dessus de la morale de la raison que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race », Ă©crira-t-il lors du procĂšs de Rennes. Et d’ajouter Il n’y a de justice qu’à l’intĂ©rieur d’une mĂȘme espĂšce [37]. » 84 La radicalitĂ© de l’attaque, la prĂ©tention Ă  faire systĂšme de la lutte des races » mobilisent Lucien Herr. Son nouvel article, qui dĂ©molit les thĂšses racistes des antisĂ©mites, rejette la vision d’un pays refermĂ© sur la haine. 85 Il y a chez vous une idĂ©e constante, fixe Ă  force d’ĂȘtre constante, fixe Ă  force d’ĂȘtre, si je compte bien, votre unique idĂ©e. C’est l’idĂ©e de la race, et des sous-races dans la race [
]. Tout cela, c’est de la littĂ©rature ce n’est ni de la vĂ©ritĂ©, ni de la vie. Soyez convaincu que, si le mot race a un sens, vous ĂȘtes, comme nous tous, non pas l’homme d’une race, mais le produit de trois, de six, de douze races fondues en vous et indissolublement mĂȘlĂ©es. [
] L’homme qui, en vous, hait les juifs, et hait les hommes d’outre-Vosges, soyez sĂ»r que c’est la brute du xiie siĂšcle, et le barbare du xviie. Et croyez que le monde moderne serait peu de chose, s’il n’était l’avĂšnement du droit nouveau, la lente croissance d’une volontĂ© raisonnable, maĂźtresse de ces instincts et tueuse de ces haines. [
]L’ñme française ne fut vraiment grande et forte qu’aux heures oĂč elle fut Ă  la fois accueillante et donneuse. Vous voulez l’ensevelir dans la raideur tĂ©tanique oĂč l’ont mise les rancunes et les haines. [
] Vous avez contre vous Ă  la fois le vrai peuple et les hommes de volontĂ© rĂ©flĂ©chie, les dĂ©racinĂ©s, ou, si vous le voulez bien, les dĂ©sintĂ©ressĂ©s, la plupart des hommes qui savent faire passer le droit et un idĂ©al de justice avant leurs personnes, avant leurs instincts de nature et leurs Ă©goĂŻsmes de groupes. Ceux-lĂ , qui sont la force active, auront raison de vous et des brutalitĂ©s que vous dĂ©chaĂźnez [38]. 86 La rĂ©action de BarrĂšs Ă  Lucien Herr obĂ©it Ă  sa logique raciale Je ne savais pas qu’il fut juif ! [39] ».3. Un souffle dĂ©mocratique dans la rĂ©publique 87 Que des lois spĂ©cialement dirigĂ©es contre les juifs aient pu ĂȘtre proposĂ©es, cela prouve combien, mĂȘme en France, les droits de l’homme sont restĂ©s une parole vide », relĂšve l’économiste Charles Gide [40] au dĂ©but de l’affaire Dreyfus. Celle-ci voit la naissance de la Ligue française pour la dĂ©fense des droits de l’homme et du citoyen au sein de l’avant-garde dreyfusarde. Le 3 juin 1899, invitĂ© par la Ligue de l’enseignement, Ferdinand Buisson se fĂ©licite de l’arrĂȘt de la Cour de cassation annulant le verdict de condamnation d’Alfred Dreyfus. La RĂ©publique n’a pas permis que l’on violĂąt le droit ; elle a voulu la justice, et la justice s’est faite. » Quant aux antisĂ©mites qui crient À bas les juifs », il dĂ©clare Il faut avoir le courage de leur rĂ©sister en face, dans ce pays qui, il y a cent ans, a eu le courage d’émanciper les juifs et d’en faire des citoyens, des hommes [41]. »Citoyens et dĂ©putĂ©s 88 La RĂ©publique doit retrouver une vocation dĂ©mocratique, et celle-ci ne peut exister qu’avec des citoyens conscients de leurs responsabilitĂ©s, mesurant leur rĂŽle face Ă  l’histoire. C’est en ces termes que Georges Clemenceau, avocat d’Émile Zola pour son procĂšs, s’adresse aux jurĂ©s, garants d’un ordre de droit et de justice, seul antidote vĂ©ritable Ă  la fureur antisĂ©mite qui se dĂ©chaĂźne en AlgĂ©rie Quand je vois qu’on a massacrĂ© des juifs coupables d’aller chercher du pain pour leur famille, j’ai le droit de dire que les guerres religieuses n’ont pas prĂ©sentĂ© d’autre spectacle dans l’histoire. C’est pourquoi je demande aux jurĂ©s d’aujourd’hui, en se prononçant dans le sens de la libertĂ© et de la justice pour tous, mĂȘme pour les juifs, de marquer leur volontĂ© de mettre un terme Ă  ces excĂšs, de dire aux fauteurs de ces sauvageries “Au nom du peuple français, vous n’irez pas plus loin !” [
] Vous comparaissez devant l’histoire. » 89 Au mĂȘme moment, la Chambre des dĂ©putĂ©s se transforme en enceinte hostile oĂč la haine antisĂ©mite se nourrit des proclamations nationalistes. Le gouvernement laisse libre cours aux attaques. JaurĂšs fait front 90 Et puisque, messieurs, on semble mĂȘler Ă  ce dĂ©bat, pour y glisser je ne sais quel soupçon dĂ©testable, des questions de religion ou de race, je rappellerai que lorsque, dans un dĂ©bat rĂ©cent, de tout autre proportion, il est vrai, de tout autre ampleur et portĂ©e, lorsqu’il s’agissait des victimes de la barbarie en Orient, nous ne nous sommes pas demandĂ© si c’étaient des chrĂ©tiens ou des catholiques abandonnĂ©s ici par le parti catholique [
]. Nous avons protestĂ© toujours, et voilĂ  pourquoi envers un juif comme envers tout autre, nous avons le droit de rĂ©clamer l’observation des garanties lĂ©gales. [
] Il n’y a qu’un moyen, dans ce pays de franchise, d’en finir avec les questions, c’est de dire la vĂ©ritĂ©, toute la vĂ©ritĂ©. 91 Les violences qui Ă©clatent au palais de justice de Paris, visant Zola et ses dĂ©fenseurs, amĂšnent le dĂ©putĂ© radical Hubbard Ă  protester vigoureusement. Les cris de Mort aux juifs » accompagnent ceux de la France aux Français », dont le maire d’Alger se fait le propagandiste zĂ©lĂ©. Cette inscription de meurtre, de massacre, qui vise une catĂ©gorie spĂ©ciale de citoyens [est] contraire aux doctrines rĂ©publicaines et aux doctrines de la libertĂ© », s’indigne-t-il. La RĂ©publique est touchĂ©e au cƓur alors que l’antisĂ©mitisme laisse les responsables rĂ©publicains au mieux silencieux, au pire complaisants. Hubbard rappelle au prĂ©sident du Conseil les avertissements qui lui ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© adressĂ©s, face Ă  des actes que vous n’auriez jamais cru admissibles ni possibles ». Repoussant Ă  lui seul l’offensive concertĂ©e des antisĂ©mites sur l’AlgĂ©rie, conçue comme un laboratoire futur de la sĂ©grĂ©gation antijuive, le dĂ©putĂ© socialiste Gustave Rouanet dĂ©clare accomplir une tĂąche rĂ©publicaine ». Ceux qui veulent rester libres et indĂ©pendants » 92 Des rĂ©publicains ont dĂ©jĂ  franchi le pas. Au SĂ©nat, le 28 fĂ©vrier 1899, Pierre Waldeck-Rousseau, figure modĂ©rĂ©e mais hĂ©ritier de Gambetta, rompt le silence qu’il observe depuis le dĂ©but de l’Affaire. Il dĂ©crit une RĂ©publique corrompue par l’antisĂ©mitisme, dominĂ©e par le nationalisme. 93 Il faut, messieurs, non pas prendre au tragique certains Ă©pisodes de notre histoire, mais les prendre au sĂ©rieux pour en observer les causes ; il faut se demander si le laisser-aller dans la dĂ©fense, opposĂ© Ă  la vigueur, Ă  l’outrance de l’attaque, va dĂ©gĂ©nĂ©rer en une sorte de rĂ©signation de ce pays [
].Je voudrais ĂȘtre optimiste ; je ne le peux ; car une chose grandit et grandit sans cesser dans ce pays c’est le pouvoir de la menace et de la calomnie [
]. Certains mots ont perdu leur sens craindre qu’une erreur ait Ă©tĂ© commise, ce n’est pas obĂ©ir au plus noble devoir et au plus noble sentiment de l’humanitĂ©, non ; dans un certain jargon nationaliste, cela a Ă©tĂ© mĂ©connaĂźtre la patrie. Vouloir rĂ©parer cette erreur, cela a Ă©tĂ© une forfaiture. Et voilĂ  qu’on nous demande maintenant des tribunaux exceptionnels ou extraordinaires ! Il semble en vĂ©ritĂ© que certains actes soient oubliĂ©s et que certains souvenirs ne mordent plus au cƓur comme autrefois les fils ou les descendants des proscrits de 1851. Je me refuse Ă  amnistier le passĂ© ; nous ne fournirons pas aux rĂ©actions de l’avenir un prĂ©cĂ©dent rĂ©publicain. 94 Quatre mois plus tard, Waldeck-Rousseau parvient Ă  composer une majoritĂ© de dĂ©fense rĂ©publicaine » et forme un gouvernement dont la politique apparaĂźt encore comme l’une des plus rĂ©ussie de la IIIe RĂ©publique. Anticipant sur un tel sursaut des consciences, Gustave Rouanet avait dĂ©clarĂ© le 24 mai 1899 nous ne sommes pas seulement responsables de ce que nous faisons, nous sommes encore responsables de ce que nous ne faisons pas ».4. L’adieu au temps de l’affaire ? 95 En 1910, Charles PĂ©guy Ă©crit dans Notre jeunesse que l’affaire Dreyfus ne finira jamais ». Plus elle est finie, explique-t-il, plus elle prouve [42] ». Elle prouve ce qu’elle a Ă©tĂ©, une vĂ©ritable catholicitĂ© de la justice, une opinion de la terre habitĂ©e, une opinion publique universelle » hĂ©ritĂ©e du remords d’avoir laissĂ© le peuple armĂ©nien ĂȘtre massacrĂ© en 1894, destinĂ©e Ă  demeurer L’affaire Dreyfus ne sera pas la derniĂšre oĂč elle se prononcera. » Elle a donnĂ© des exemples de courage civique sans comparaison, dont ceux du capitaine Dreyfus et de sa femme Lucie. Si, pour Charles PĂ©guy, la mystique » a fait place Ă  la politique », les Ă©crits et les hommages ont parlĂ© [43]. L’Affaire est Ă©ternelle, ses leçons peuvent ĂȘtre entendues de tout temps et en tout lieu. Qu’elle se soit identifiĂ©e Ă  la lutte contre la persĂ©cution, au combat contre l’antisĂ©mitisme, Ă  l’honneur de l’esprit français, lui confĂšre cette force singuliĂšre », sans Ă©gal, qui dure. Elle oblige au prĂ©sent, face Ă  l’antisĂ©mitisme qui menace Ă  nouveau les progrĂšs dĂ©mocratiques de la RĂ©publique et l’universalitĂ© en chaque ĂȘtre humain. Mais l’oubli de l’Affaire et l’indiffĂ©rence aux victimes accompagnent l’entrĂ©e dans le siĂšcle nouveau, le xxe siĂšcle qui se rĂ©vĂ©lera celui des tyrannies et des gĂ©nocides. 96 L’antisĂ©mitisme redevient la chose des juifs, leur responsabilitĂ© mĂȘme. La solidaritĂ© pour le genre humain, le rejet universel de la persĂ©cution s’effacent. Le capitaine Dreyfus est presque seul, avec ses amis dreyfusards, Ă  dĂ©fendre la justice qui l’a rĂ©habilitĂ© le 12 juillet 1906 et dont l’arrĂȘt est systĂ©matiquement attaquĂ© dans les journaux de l’extrĂȘme droite, Ă  commencer par la presse de l’Action française. Charles Maurras thĂ©orise les quatre États confĂ©dĂ©rĂ©s des protestants, juifs, francs-maçons et mĂ©tĂšques [44] » qui menacent l’identitĂ© française. L’ union sacrĂ©e », avec les juifs de France combattant hĂ©roĂŻquement dans les tranchĂ©es aux cĂŽtĂ©s de leurs frĂšres d’armes, s’estompe dĂšs la fin de la PremiĂšre Guerre mondiale. Il faut faire toujours plus, quand on est juif, pour mĂ©riter sa patrie, explique Alfred Dreyfus Ă  son fils Pierre, tous deux mobilisĂ©s [45]. 97 L’affaire Dreyfus se change en dĂ©faite, se confie en 1932 le philosophe LĂ©on Brunschvicg Ă  son ami Emmanuel Levinas [46]. Le 7 avril 1934, Roger Martin du Gard Ă©crit au capitaine Dreyfus Nous avons devant nous, en 1934, les mĂȘmes spectres ; il faut les connaĂźtre et les dĂ©masquer [47]. » Le hĂ©ros de l’Affaire dĂ©cĂšde un an plus tard. L’antisĂ©mitisme progresse en France, devient une doctrine d’État en Allemagne, bientĂŽt une solution finale de la question juive » en acte. À la LibĂ©ration, Jules Isaac explique comment la question juive », parce que l’affaire Dreyfus en avait dĂ©masquĂ© l’intention criminelle, a radicalisĂ© le nationalisme français dans les annĂ©es 1930. Les annĂ©es suivantes devaient voir cette atroce persĂ©cution aboutir Ă  des monstruositĂ©s uniques dans l’“histoire”, la tentation d’extermination de tout un groupement humain de plusieurs millions, ce qu’on a appelĂ© d’un nom nouveau de gĂ©nocide [48] ». 98 En obligeant les juifs de France Ă  se dĂ©finir socialement et politiquement comme tels, les promoteurs de la RĂ©volution nationale ont rĂ©vĂ©lĂ© la nature tyrannique du rĂ©gime alliĂ© au nazisme. À cet antisĂ©mitisme du xxe siĂšcle s’opposent la valeur historique de l’expĂ©rience dreyfusarde et le sens qu’elle revĂȘt pour les dĂ©mocrates, juif ou non-juifs peu importe, unis dans le mĂȘme combat, de l’Affaire Ă  la RĂ©sistance. En faisant du destin d’un juif l’emblĂšme et l’origine d’un engagement pour la dĂ©mocratie, les intellectuels dreyfusards ont inventĂ© une Ă©thique de la libertĂ© et de l’égalitĂ© fondĂ©e sur la raison critique et le devoir de justice. Devenu un irrĂ©ductible opposant au rĂ©gime de Vichy, Georges Bernanos avertit ses maĂźtres » de ce qu’il adviendra si Georges Mandel est assassinĂ©, celui dont le nom avait Ă©tĂ© saluĂ© par Jean Moulin face Ă  l’ennemi nazi vous aurez Ă  payer ce sang juif d’une maniĂšre qui Ă©tonnera l’histoire – entendez-vous bien, chiens que vous ĂȘtes – chaque goutte de ce sang juif versĂ© en haine de notre ancienne victoire nous est plus prĂ©cieuse que toute la pourpre d’un manteau de cardinal fasciste – est-ce que vous comprenez bien ce que je veux dire, amiraux, marĂ©chaux, Excellences, Éminences et RĂ©vĂ©rences [49] ? ». 99 Cette philosophie politique Ă  la hauteur de la menace antisĂ©mite est restĂ©e malgrĂ© le dĂ©ni de l’histoire, cette mĂ©moire courte [50] » dont s’alarma l’écrivain Jean Cassou en 1953. Une pensĂ©e dreyfusarde et libĂ©rale survĂ©cut. En 1980, rĂ©agissant Ă  l’attentat de la rue Copernic, Jean-Pierre Vernant dĂ©montre que la seule question juive » qui vaille est la solidaritĂ© immĂ©diate avec les victimes TĂ©moins et acteurs de ce drame oĂč nous fĂ»mes tous engagĂ©s, que pourrions-nous dire Ă  la communautĂ© israĂ©lite sinon qu’à travers elle c’est chacun de nous qui a Ă©tĂ© atteint dans ce qu’il a de plus prĂ©cieux, ce pour quoi, en combattant durant ces annĂ©es oĂč les antisĂ©mites Ă©taient rois, il a donnĂ© le meilleur de lui-mĂȘme une certaine idĂ©e de la France et de l’homme [51]. » Des extraits de ce texte forment une dĂ©claration publique signĂ©e par une vingtaine de personnalitĂ©s de la RĂ©sistance. 100 La protestation de Jean-Pierre Vernant s’inscrit dans la dimension de l’histoire et de la mĂ©moire, seule capable de faire entendre une parole de vĂ©ritĂ© qui puisse dĂ©passer les formules d’indignation officielle ». L’antisĂ©mitisme installĂ© chez nous dans les fourgons de l’armĂ©e hitlĂ©rienne » a rĂ©vĂ©lĂ©, derriĂšre les ratiocinations de l’idĂ©ologie raciste, un dĂ©lire de l’intelligence, une perversion du sentiment des valeurs, une passion, obsessionnelle et fanatique, pour abaisser et pour dĂ©truire tout ce qui, sous la forme de l’autre, met chacun de nous en question ». Notre responsabilitĂ© personnelle est dĂšs lors engagĂ©e. Cette haine morbide, cette folie meurtriĂšre n’auraient pu prendre racine dans notre pays si elles n’y avaient trouvĂ©, pour s’en nourrir, un terreau fait d’indiffĂ©rence Ă©goĂŻste, de prĂ©jugĂ©s bien ancrĂ©s, de mĂ©fiance jalouse ou d’hostilitĂ© franche envers ce qui n’est pas tout Ă  fait familier. » L’historien insiste sur l’enterrement de la nation française en ce temps de monstrueuse vĂ©ritĂ© » 101 Devant l’horreur, il y eut chez beaucoup de Français une attitude de prudente rĂ©serve ; chez d’autres, accoutumĂ©s Ă  hurler avec les loups, tranquille consentement ; chez ceux enfin qui trouvaient lĂ  l’occasion de rĂ©gler leurs comptes, sur le dos du voisin, avec leur propre vie manquĂ©e, complicitĂ© ouverte Ă  coups de dĂ©nonciations. Ce temps de la barbarie sauvage et de lĂąchetĂ©, quand les chantres de la race conduisaient en fanfare l’enterrement de la nation française, reste inscrit dans notre mĂ©moire comme le visage mĂȘme de l’antisĂ©mitisme, sa monstrueuse vĂ©ritĂ©. 102 Un mĂȘme engagement conduit Jean-Pierre Vernant, le 13 juillet 1993, Ă  se porter au premier rang des signataires de l’ Appel Ă  la vigilance » imaginĂ© par le poĂšte Yves Bonnefoy et l’historien Maurice Olender, soulignant l’impossibilitĂ© d’oublier que les propos de l’extrĂȘme droite ne sont pas simplement des idĂ©es parmi d’autres, mais des incitations Ă  l’exclusion, Ă  la violence, au crime [52] », appelant Ă  une Europe de la vigilance » face Ă  la banalisation de la haine et la sĂ©duction qu’elle opĂšre en direction d’une nouvelle droite » Ă  l’offensive. L’antisĂ©mitisme dĂ©truit les cadres premiers de la pensĂ©e et de la relation au monde. Les philosophes doivent s’armer pour dĂ©fendre la libertĂ© de l’esprit et dĂ©voiler, sous de fausses philosophies, les discours de justification de l’innommable, comme Pierre Bourdieu Ă  son tour l’affirme face au scandale Heidegger, quand l’homme et la philosophie s’étaient mis au service du nazisme [53]. 103 La clartĂ© du propos, le courage de l’action font penser au temps de l’affaire Dreyfus. Les victoires dĂ©mocratiques restent toujours imparfaites et provisoires, et c’est leur force que de rappeler combien l’histoire est incertaine, l’humanitĂ© fragile. Cette incertitude, cette fragilitĂ© bien comprises conduisent Ă  se souvenir et Ă  agir, Ă  demeurer vigilants et ne pas renoncer Ă  l’inquiĂ©tude qui fait penser et comprendre. À rester fidĂšles Ă  l’épilogue de La Peste d’Albert Camus. À se mettre dans les pas du Premier combat de Jean Moulin. Notes [1] Jacques Chirac, discours du Vel’ d’Hiv’, Paris, 16 juillet 1995. Les notes Ă  l’appui de cet essai se limitent aux rĂ©fĂ©rences strictement nĂ©cessaires. Voir sur le site du CESPRA EHESS-CNRS les publications de l’auteur Ă  ce sujet ainsi qu’un fichier PDF des textes citĂ©s dans cet essai. [2] StĂ©phane Habib, Il y a l’antisĂ©mitisme, Les Liens qui libĂšrent, 2020. [3] Élie HalĂ©vy, L’Ère des tyrannies [1938], Les Belles Lettres, 2016. [4] Cela ne veut pas signifier que de telles idĂ©ologies raciales animĂ©es d’intentions exterminatrices n’aient pas existĂ© dĂšs l’époque moderne. Voir les travaux de Denis Crouzet, JĂ©rĂ©mie Foa et Jean-FrĂ©dĂ©ric Schaub. [5] LĂ©on Poliakov, Histoire de l’antisĂ©mitisme, Calmann-LĂ©vy, 1955-1968. [6] Nous ne luttons pas seulement contre l’Allemagne, nous luttons contre des idĂ©es, contre un rĂ©gime fondĂ© sur le mĂ©pris des hommes, l’inĂ©galitĂ© des races, la nĂ©gation du droit, l’exploitation des faibles. Entretenir la foi dans les idĂ©es de la dĂ©mocratie rĂ©pond donc Ă  une authentique nĂ©cessitĂ©. Nous voulons sauvegarder dans la victoire nos raisons de vaincre. Et, si l’on peut gagner la guerre sans croire en la dĂ©mocratie, on ne gagnera pas la paix si l’on ne croit pas en elle. » Raymond Aron, La StratĂ©gie totalitaire et l’avenir des dĂ©mocraties », mai 1942, dans Croire en la dĂ©mocratie 1933-1944, Fayard, 2017 Pluriel ». [7] Jean Moulin Max, 1941 Premier Combat. Journal Posthume, Les Éditions de Minuit, 1947, p. 99. [8] Daniel Cordier, Alias Caracalla, Gallimard, 2009 TĂ©moins », p. 335. [9] Vincent Duclert, L’antisĂ©mitisme sans fin », Esprit, mars 2019, p. 12-17. [10] Albert Camus, La Peste, Gallimard, 1947, rééd. Folio », p. 279. [11] Jean JaurĂšs, L’ArmĂ©e nouvelle [1911], ƒuvres de Jean JaurĂšs, vol. 13, Fayard, 2012. [12] IncarcĂ©rĂ© sans jugement depuis 2017 dans une prison de haute sĂ©curitĂ©, ce mĂ©cĂšne et humaniste a confiĂ© avoir lu rĂ©cemment, dans sa cellule, La Peste d’Albert Camus Entretien, Le Monde, 2 juin 2020. [13] CitĂ© par Le Monde, 23 octobre 2021. [14] Au sujet de l’histoire des juifs sous l’occupation nazie et le rĂ©gime de Vichy, voir en particulier les travaux de Claire Andrieu, ZoĂ© Grumberg, Laurent Joly, Serge Klarsfeld, Pierre Laborie, Robert Paxton, RenĂ©e Poznanski, Jacques Semelin, Annette Wieviorka, Le Genre humain, nos 28 et 30-31, ainsi que les tĂ©moignages notamment rĂ©unis par l’Union des DĂ©portĂ©s d’Auschwitz. [15] Thomas Hochmann, Pourquoi Éric Zemmour devait ĂȘtre inĂ©ligible », Huffpost, 11 octobre 2021. [16] Émile Zola, Lettre Ă  la jeunesse », La VĂ©ritĂ© en marche, Ă©ditĂ© par Vincent Duclert, Tallandier, 2013 Texto », rééd. 2020, p. 103. Les citations suivantes d’Émile Zola renvoient Ă  cette Ă©dition. [17] Marylin Maeso, La Petite Fabrique de l’inhumain, L’Observatoire, 2021. [18] Emmanuel Macron, discours au mĂ©morial de Gisozi Ă  Kigali, 27 mai 2021. [19] Jean JaurĂšs, Les Preuves. L’affaire Dreyfus [1898], La DĂ©couverte, 1998, p. 47-49. [20] Ernest Renan, Le JudaĂŻsme comme Race et comme Religion, Paris, 1883 et Maurice Olender, Les Langues du paradis, Seuil, 1989. [21] CitĂ© par Salomon Reinach, Drumont et Dreyfus. Études sur la Libre Parole » de 1894 Ă  1895, Stock, 1898, p. 10. [22] Gilles Candar et Vincent Duclert, Jean JaurĂšs, Fayard, 2014. [23] Voir les travaux de Marc Angenot dont son article de Romantisme en 1995 Ă  complĂ©ter avec les travaux de Pierre Birnbaum, Stephen Englund, GrĂ©goire Kauffmann, Bertrand Joly, notamment. [24] Michael R. Marrus, Les Juifs de France Ă  l’époque de l’affaire Dreyfus, prĂ©face de Pierre Vidal-Naquet, Calmann-LĂ©vy, 1972, p. 229. [25] MĂ©moire de Bernard Lazare sur ses activitĂ©s pendant l’affaire Dreyfus », dans B. Lazare, Anarchiste et nationaliste juif, Ă©d. Ph. Oriol, Champion, 1999, p. 241-243. [26] Alfred Dreyfus, L’Honneur d’un patriote, Fayard, 2006, nouv. Ă©d., 2016 Pluriel ». [27] Victor Barrucand, FĂ©lix FĂ©nĂ©on, Passim », La Revue blanche, 1er fĂ©vrier 1895. [28] L’arrestation de l’ officier juif A. Dreyfus » a Ă©tĂ© annoncĂ©e dĂšs le 1er novembre 1894 par La Libre Parole, en une et en caractĂšre d’affiche. Le 2 novembre, le journal titre La trahison du juif Dreyfus » [29] Laurent Joly, AntisĂ©mites et antisĂ©mitisme Ă  la Chambre des dĂ©putĂ©s sous la IIIe RĂ©publique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 3/2007. [30] Nous avons Ă©tabli dans ce pays la libertĂ© de toutes les opinions, le respect de toutes les croyances. Nous n’avons pas Ă  rechercher les origines. » [31] Bernard Lazare, dans Le Voltaire, 31 mai 1896. [32] Avoir Ă©tĂ© en proie au besoin de vĂ©ritĂ©, est un crime. Avoir voulu la justice, est un crime. » [33] Élie HalĂ©vy, Correspondance 1891-1937, prĂ©face de François Furet, Bernard de Fallois, 1996, p. 220. [34] Émile Boutroux, lettre Ă  Élie HalĂ©vy, 25 janvier 1898, ENS, Archives Élie-HalĂ©vy. [35] CĂ©lestin BouglĂ©, Philosophie de l’antisĂ©mitisme », La Grande Revue, 1er janvier 1899, p. 152, 157-158. [36] Introduit le 23 janvier 1898 par Georges Clemenceau dans L’Aurore. [37] CitĂ© par Zeev Sternhell, Maurice BarrĂšs », dans Michel Drouin dir., L’Affaire Dreyfus de A Ă  Z, Flammarion, 1994, p. 123. [38] Lucien Herr, À M. Maurice BarrĂšs », La Revue blanche, 15 fĂ©vrier 1898. [39] Charles Andler, Vie de Lucien Herr 1864-1926 [1832], rééd. François Maspero, 1977, p. 126. [40] CitĂ© par Henri Dagan, EnquĂȘte sur l’antisĂ©mitisme, Stock, 1899, p. 57-58. [41] CitĂ© par Le SiĂšcle, 5 juin 1899. [42] Charles PĂ©guy, Notre jeunesse [1910], Gallimard, 1993 Folio essai », p. 139-140. [43] Charles PĂ©guy, Le Ravage et la RĂ©paration », La Revue blanche, 15 novembre 1899, et ƒuvres en prose complĂštes, t I, Gallimard, 1987 BibliothĂšque de la PlĂ©iade », p. 282. [44] Une formule que Maurras a systĂ©matisĂ©e pour la premiĂšre fois en 1903 » Laurent Joly, Gabriel Monod et “l’État Monod”. Une campagne nationaliste de Charles Maurras 1897-1931 », Revue historique, 4/2012. Voir aussi, du mĂȘme, Naissance de l’Action française, Grasset, 2015. [45] Lettre du 12 octobre [1918], collection Charles-Dreyfus. [46] L’Agenda de LĂ©on Brunschvicg », Évidences, 1949, no 2, republiĂ© dans Difficile libertĂ©, Hachette, 1984 Livre de poche Biblio-essais », p. 67-68. [47] MusĂ©e d’art et d’histoire du JudaĂŻsme Fonds Alfred-Dreyfus. [48] Jules Isaac, 1941 les persĂ©cutions antisĂ©mites ». Fonds Jules-Isaac. [49] Georges Bernanos, Nous vous jetterons sur le parvis » [fĂ©vrier 1943], Essais et Ă©crits de combat, t. II, Gallimard, 1995 BibliothĂšque de la PlĂ©iade », p. 511. [50] Jean Cassou, La MĂ©moire courte [1953], rééd. Baruch, Sillage, 2007. [51] Jean-Pierre Vernant, Copernic », Le Monde, 3 octobre 1980, repris dans Entre mythe et politique, t. I, Seuil, 1996 La Librairie du xxe siĂšcle », p. 587-588. [52] Maurice Olender, Race et histoire et Singulier Pluriel, Seuil, 2018 et 2020. [53] Pierre Bourdieu, L’assassinat de Maurice Halbwachs », dans Visages de la RĂ©sistance, La LibertĂ© de l’esprit, no 16, automne 1987, p. 161-167. Maurice Blanchot tient un mĂȘme raisonnement, concluant Ă  la responsabilitĂ© la plus grave » d’Heidegger corruption d’écriture, abus, travestissement et dĂ©tournement du langage » Les intellectuels en question. Ébauche d’une rĂ©flexion », Le DĂ©bat, no 29, mars 1984, p. 5. Votre navigateur ne prend pas en charge les tags vidĂ©os. HD VOD Georges Bernanos compte parmi les grandes figures littĂ©raires du 20Ăšme siĂšcle. TĂ©moin engagĂ© dans les grands Ă©vĂ©nements de son temps, il a aussi Ă©tĂ© un lanceur d’alerte et un visionnaire. Toute sa vie durant, en France, en Espagne ou au BrĂ©sil, il combat les totalitarismes, les dĂ©rives idĂ©ologiques, le capitalisme, la sociĂ©tĂ© de consommation, les compromissions des politiques et l’instrumentalisation des peuples. Il le fait en prenant violemment position, sans jamais cĂ©der au conformisme. Le petit-fils et le petit-neveu de Bernanos, apportent un Ă©clairage nouveau sur la vie et l’oeuvre de l’écrivain le plus anticonformiste de son temps dont l’intensitĂ© des textes rĂ©sonne encore plus fortement aujourd’hui. Georges Bernanos - littĂ©rature - romancier Le DVD 15,00 € Article indisponible Paiement sĂ©curisĂ© Il y a un Ă©crivain Ă  qui le qualificatif de “prophĂšte” correspond Ă  merveille Georges Bernanos. S’il rĂ©cusait Ă©videmment le mot, l’écrivain convenait qu’il lui Ă©tait arrivĂ© de voir des choses que les autres ne voulaient pas voir, ce qui est une dĂ©finition acceptable du prophĂšte dans sa version profane. Ces “choses” qu’il a vues, l’avĂšnement d’un ordre Ă©conomique mondial, la dictature de la technique, la fin de la souverainetĂ© française, le terrorisme intellectuel, la chute de la morale, la fin de la vie intĂ©rieure, et plus gĂ©nĂ©ralement la dĂ©mission devant l’histoire, sont liĂ©es Ă  l’inspiration fondamentale qui a nourri son Ɠuvre la fidĂ©litĂ© au catholicisme et Ă  l’idĂ©al de la monarchie dont il n’a jamais LIRE [Les prophĂštes] Soljenitsyne ou l’éloge de la dissidence On a pointĂ© ses revirements, ses paradoxes, voire ses contradictions. Admirateur de Drumont dans sa jeunesse, disciple de Maurras, adepte d’une rĂ©volution nationale avant l’heure la Grande peur des bien-pensants, il s’éleva violemment contre les siens au moment de la guerre d’Espagne, condamnant le coup de force de Franco et conspuant les prĂȘtres espagnols le soutenant les Grands CimetiĂšres sous la lune. Son Ɠuvre rĂ©pond Ă  la crise de notre civilisation. Son Ɠuvre est pourtant fondamentalement une, hantĂ©e par la libertĂ© et la justice. De Sous le soleil de Satan au Dialogue des carmĂ©lites en passant par le Journal d’un curĂ© de campagne, et le Chemin de la Croix-des-Ăąmes, elle rĂ©pond Ă  la crise de notre civilisation ; elle est une tentative, en partant de notre histoire chrĂ©tienne et royale, de la dĂ©passer, d’en tirer le carburant pour un nouveau dĂ©part, seule voie pour l’écrivain observant le monde moderne s’empuantir dans les massacres et l’esclavage, de retrouver la libertĂ© et l’honneur français. Avoir Ă©tĂ© un ennemi des dictatures ne fait pas de Bernanos un ami de la LIRE [Les prophĂštes] JĂ©rĂŽme Lejeune, professeur d’espĂ©rance Un dernier cri d’alarmeA LIRE [Les prophĂštes] George Orwell, retour vers le futur RĂ©fugiĂ© au BrĂ©sil dĂšs 1938, il s’oppose au gouvernement du marĂ©chal PĂ©tain et se rallie Ă  l’esprit du 18 Juin. Il met alors un terme Ă  sa production romanesque pour se consacrer exclusivement Ă  ses â€œĂ©crits de combat” dans la tradition des grands pamphlĂ©taires français, d’Agrippa d’AubignĂ© Ă  Louis Veuillot et LĂ©on Bloy, son “maĂźtre” avec PĂ©guy. Avoir Ă©tĂ© un ennemi des dictatures ne fait pas de Bernanos un ami de la dĂ©mocratie, dont il pressent trĂšs vite qu’elle aussi tend Ă  l’univers totalitaire ». Le mauvais rĂȘve » ne s’est pas achevĂ© le 8 mai 1945, les deux rĂ©gimes participant de la mĂȘme imposture, celle de la matiĂšre et du nombre. Ce qu’attend Bernanos, c’est une insurrection spirituelle capable de retrouver l’esprit europĂ©en » qui est croyance Ă  la libertĂ©, Ă  la responsabilitĂ© de l’homme ».A LIRE [Les prophĂštes] Et Barjavel imagina l’inimaginable Dans la France contre les robots 1947, il lance son dernier cri d’alarme contre les machines dont il pressent la domination proche, fustigeant la dĂ©mission française » dans le combat pour la libertĂ©. L’idĂ©e qu’un citoyen, qui n’a jamais eu affaire Ă  la justice de son pays, devrait rester parfaitement libre de dissimuler son identitĂ© Ă  qui il lui plaĂźt, pour des motifs dont il est seul juge, ou simplement pour son plaisir, que toute indiscrĂ©tion d’un policier sur ce chapitre ne saurait ĂȘtre tolĂ©rĂ©e sans les raisons les plus graves, cette idĂ©e ne vient plus Ă  l’esprit de personne », y Ă©crivait-il notamment. Qui peut encore comprendre de tels propos ?A LIRE [Les prophĂštes] Tocqueville, l’historien du futur Bateaux au jardin du Luxembourg. "In a higher world it is otherwise, but here below to live is to change, and to be perfect is to have changed often" Dans un monde supĂ©rieur, il en est autrement, mais ici-bas vivre, c’est changer ; ĂȘtre saint, c’est avoir beaucoup changĂ© », John Henry NEWMAN, An Essay on the Development of Christian Doctrine 1845, I, 1, 7 Ă©d. Green and Co, Longmans, Londres, 1878, p. 40. Vous ĂȘtes royaliste, disciple de Drumont – que mimporte ? Vous m’ĂȘtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades des milices d’Aragon – ces camarades que, pourtant, j’aimais », Ă©crivit Simone Weil Ă  Bernanos aprĂšs avoir lu Les Grands cimetiĂšres sous la lune Correspondance inĂ©dite CI t. II, p. 203-204. Elle exprimait ainsi l’un des paradoxes de Bernanos. ProfondĂ©ment catholique, il n’hĂ©site pas Ă  dĂ©noncer violemment les choix de l’église d’Espagne et l’ignoble Ă©vĂȘque de Majorque » CI, t. II, p. 170 qui bĂ©nit le massacre des rĂ©publicains en 1937, l’église italienne qui approuve Mussolini pour conserver ses privilĂšges et l’ordre », le clergĂ© français timide durant la guerre. Admirateur de Drumont, il condamne l’antisĂ©mitisme en 1939, membre de l’Action française aprĂšs avoir Ă©tĂ© Camelot du Roi, il la quitte non sans souffrance lorsque Rome la condamne, acceptant mĂȘme de se brouiller dĂ©finitivement avec Maurras, et se rallie Ă  l’appel du 18 juin quand la plupart de ses anciens compagnons prennent le parti du marĂ©chal PĂ©tain. Royaliste, il titrait un article en novembre 1944 Je crois Ă  la RĂ©volution », poursuivant On me reproche parfois de trop parler de rĂ©volution. Mais ce n’est pas d’en parler qu’on me blĂąme ; on ne me pardonne pas d’y croire. Et j’y crois parce que je la vois. Je la vois partout dans le monde, mais je la vois plus clairement dans mon propre pays, parce qu’il y a commencĂ© plus tĂŽt, et c’est le gĂ©nĂ©ral de Gaulle qui l’a faite » Écrits et Ɠuvres de combat EEC, p. 939. Son second roman, L’imposture fut saluĂ© par Malraux comme par Antonin Artaud qui lui Ă©crivit alors Votre “mort du curĂ© Chevance” m’a donnĂ© une des Ă©motions les plus tristes et les plus dĂ©sespĂ©rĂ©es de ma vie. 
 Rarement chose ou homme m’a fait sentir la domination du malheur, rarement j’ai vu l’impasse d’une destinĂ©e farcie de fiel et de larmes, coincĂ©e de douleurs inutiles et noires comme dans ces pages dont le pouvoir hallucinatoire n’est rien Ă  cĂŽtĂ© de ce suintement de dĂ©sespoir qu’elles dĂ©gagent » et reconnaĂźt en lui un frĂšre en dĂ©solante luciditĂ© » cf. Georges Bernanos Ă  la merci des passants, Jean-Loup Bernanos, p. 194-195. Il est en revanche traitĂ© plus bas que terre par nombre de chrĂ©tiens » qui le vouent sans hĂ©siter aux gĂ©monies lorsque ses Ɠuvres ne correspondent pas Ă  l’idĂ©e que l’on se fait habituellement de la production d’un Ă©crivain catholique. Sur le plan littĂ©raire, peut-on parler d’une fidĂ©litĂ© de l’écrivain ? Romancier, il se transforme en pamphlĂ©taire Ă  partir de 1936, renonçant Ă  la joie de laisser se lever les personnages que son imagination faisait surgir. Et que dire des innombrables dĂ©mĂ©nagements de la famille Bernanos, non seulement en France mais Ă  Majorque, au Paraguay, Ă©tape pour le BrĂ©sil, puis en Tunisie, parce que la France de l’aprĂšs-guerre lui est insupportable ? Quelle fidĂ©litĂ© unifiait donc cet homme, dont les choix apparemment contradictoires laissĂšrent souvent perplexes ceux qui ne le connaissaient que par la rumeur, quand Jean de FabrĂšgues, au contraire, pouvait Ă©crire Non, Bernanos n’avait pas changĂ© il Ă©tait restĂ© fidĂšle Ă  lui-mĂȘme, Ă  tout lui-mĂȘme, Ă  ce que les partis, la droite et la gauche, se partageaient, se disputaient
 C’était lui, en vĂ©ritĂ©, qui restait le mĂȘme, qui restait fidĂšle tel au dernier jour que nous l’avions connu au premier, tel en ces derniers mois qu’à l’époque du Soleil de Satan, ou, plus loin encore, de l’Avant-Garde de Rouen, fidĂšle Ă  son “rĂȘve”, Ă  son Ăąme » Bernanos tel qu’il Ă©tait, Mame, 1963 ? Sans doute une des clefs de lecture se situe-t-elle dans l’idĂ©e que Bernanos se faisait de son mĂ©tier d’écrivain. Le mĂ©tier littĂ©raire ne me tente pas », Ă©crit-il dĂ©jĂ  en 1919, il m’est imposĂ©. C’est le seul moyen qui m’est donnĂ© de m’exprimer, c’est-Ă -dire de vivre. Pour tous une Ă©mancipation, une dĂ©livrance de l’homme intĂ©rieur, mais ici quelque chose de plus la condition de ma vie morale. Nul n’est moins art pour art, nul n’est moins amateur que moi. C’est pourquoi le mal est sans remĂšde. En enterrant ma vocation, on m’enterre avec elle, et les idĂ©es dont je vis » CI, t. I, p. 167. Bien avant que le Soleil de Satan ne rĂ©vĂšle le romancier, il vit son mĂ©tier comme une vocation – vocatus », et cette perspective domine toute sa vie. Il prĂ©cise en 1943 Le bon Dieu doit m’appeler chaque fois qu’il a besoin de moi et beaucoup de fois, et sur un ton comminatoire ! Alors je me lĂšve en rechignant et sitĂŽt la besogne faite, je retourne Ă  ma vie trĂšs ordinaire » CI, t. II, p. 503. C’est pour ĂȘtre fidĂšle Ă  cette vocation, Ă  cet appel que Bernanos quitte le mĂ©tier d’assureur aprĂšs le succĂšs du Soleil de Satan, qu’il abandonne le roman pour les Ɠuvres de combat, Ă©crivant le 14 mars 1937 Il est vraiment providentiel que je sois venu ici, Ă  Majorque. J’ai compris. Je tĂącherai de faire comprendre » et ce sera le brasier des Grands CimetiĂšres sous la lune, qu’il s’exile volontairement en 1938, lorsque l’air » devient si rarĂ©fiĂ© » en Europe qu’il ne porte pas une parole libre » CI, t. II, p. 598 sq., lui faisant dire Je ne veux pas risquer de me damner ». Bernanos prend tous les moyens pour ĂȘtre fidĂšle Ă  cette vocation dont il affirmait qu’elle Ă©tait plus exigeante pour lui que les vƓux d’un religieux. Risquer la critique n’est alors que le moindre des risques Qu’est-ce que je risque ? Mon prestige ? Il est Ă  votre disposition, s’il m’en reste. J’ai eu du prestige, comme tout le monde 
. Depuis la publication des Grands CimetiĂšres, par exemple, celui que je tenais de la Critique s’est dissipĂ© en fumĂ©e, la Critique fait autour de moi un silence que je voudrais croire auguste » Les Enfants humiliĂ©s, EEC, t. I, p. 874. La pauvretĂ© dans laquelle Bernanos a toujours vĂ©cue est Ă  ses yeux la stricte consĂ©quence de cette fidĂ©litĂ©. Bernanos est toujours Ă  la recherche du pain de chaque jour pour les siens. DĂ©vorĂ© par la mission Ă  remplir, il refusera toujours de faire carriĂšre. Les critiques lui prĂ©disent le succĂšs, les honneurs Bernanos n’en veut pas. Par trois fois il refusera la LĂ©gion d’honneur, en 1927, 1928, 1946 ; il refuse d’entrer Ă  l’AcadĂ©mie française, dĂ©cline les postes de ministre que lui propose de Gaulle Ă  la LibĂ©ration. Ses livres se vendront toujours bien ; en administrant prudemment ses biens, il aurait pu mettre les siens Ă  l’abri du besoin et des imprĂ©vus. Mais l’argent file entre ses doigts. Il se consacre Ă  l’écriture comme n’importe quel travailleur Ă  son mĂ©tier quotidien La maison Plon, avec une sollicitude carnassiĂšre, me rĂ©tribue page par page. Pas de page, pas de pain. 
 [Q]uand le soir vient, j’ose Ă  peine me moucher, de peur de trouver ma cervelle dans mon mouchoir » CI, t. II, p. 50, Ă©crivant tout le jour dans des cafĂ©s pour ne pas oublier la rĂ©alitĂ© des visages humains et ne pas se laisser emporter par le rĂȘve cf. Les Grands CimetiĂšres sous la lune, EEC, t. I, p. 354, au moins tant qu’il est en Europe. La solitude de ses annĂ©es brĂ©siliennes n’en sera que plus grande. La plupart de ses dĂ©mĂ©nagements, sinon tous, dĂ©riveront de cette pauvretĂ©, Bernanos espĂ©rant chaque fois pouvoir faire vivre sa famille sinon mieux, du moins de maniĂšre dĂ©cente. Car il lui faut bien souvent supplier Plon, son Ă©diteur, de lui envoyer quelque subside Je ne peux plus vivre sur des avances, et ne possĂ©dant pas un seul “pĂ©tard” comme disait RenĂ© de Chateaubriand il faut tout de mĂȘme que je sache si je puis vivre au jour le jour de mon mĂ©tier, mĂȘme si je devais m’aider de collaborations rĂ©guliĂšres Ă  des journaux. Si la maison Plon ne peut ou ne veut rien dans ce sens, qu’elle me laisse un dĂ©lai raisonnable pour le remboursement 
 et qu’elle me permette de m’adresser ailleurs » CI, t. I, p. 535. Jusqu’à sa mort il connaĂźtra le combat du pĂšre de famille en quĂȘte de la subsistance de sept personnes ou plus. Combat torturant, car sa vocation de pĂšre n’est jamais opposĂ©e Ă  celle d’écrivain elles sont deux aspects de sa vocation de chrĂ©tien. Il n’est pas l’homme de lettres » qui s’isole pour faire son Ɠuvre ; il connaĂźt, au contraire, la difficultĂ© des dĂ©parts, les maisons inconfortables, les meubles cassĂ©s, la perte des manuscrits et des objets auxquels on s’attache, les angoisses nĂ©es des maladies, des accidents. Il n’a rien d’un exaltĂ© qui entraĂźne sa famille dans de folles Ă©quipĂ©es, Ă  la poursuite d’un rĂȘve personnel. De LĂ©on Bloy, il Ă©crira ceci, qui semble le dĂ©crire personnellement Comme son brave homme de pĂšre, il Ă©tait certainement nĂ© pour une carriĂšre tranquille ... couronnĂ©e par la retraite. ... Mais LĂ©on Bloy Ă©tait appelĂ© – vocatus – et il a retirĂ© ses pantoufles, il est parti pour une vie de crĂšve-la-faim, presque sans s’en apercevoir » Dans l’amitiĂ© de LĂ©on Bloy, 1946. Le bon Dieu ne m’a pas mis une plume dans les mains pour rigoler avec » CI, t. II, p. 47. C’est par rapport Ă  Dieu qu’il se situe lorsqu’il entreprend une Ɠuvre Si je me sentais du goĂ»t pour la besogne que j’entreprends aujourd’hui, le courage me manquerait probablement de la poursuivre, parce que je n’y croirais pas » Les Grands CimetiĂšres, EEC, t. I, p. 353, comme lorsqu’il est affrontĂ© au dĂ©mon de [s]on cƓur » le À quoi bon ? » qui lui ferait abandonner la lutte, aussi bien dans la vie que dans l’écriture. Car le premier devoir d’un Ă©crivain est d’écrire ce qu’il pense, coĂ»te que coĂ»te. Ceux qui prĂ©fĂšrent mentir n’ont qu’à choisir un autre mĂ©tier – celui de politicien, par exemple. Écrire ce qu’on pense ne signifie nullement Ă©crire sans rĂ©flexion ni scrupule tout ce qui vous passe par la tĂȘte. 
 La vĂ©ritĂ© m’a prise au piĂšge, voilĂ  tout. En Ă©crivant un livre comme Les Grands CimetiĂšres sous la lune, je me suis trop engagĂ© dans la vĂ©ritĂ©. Je n’en pourrais sortir dĂ©sormais, mĂȘme si je le voulais » Le Chemin de la Croix-des-Âmes, EEC, t. II, p. 675. L’Ɠuvre de Bernanos est donc avant tout une quĂȘte de la vĂ©ritĂ©. Il lui voue sa vie et essaie de trouver, par un approfondissement constant de la rĂ©flexion, une simplification de l’ĂȘtre et de l’écriture. Pour moi le meilleur moyen d’atteindre la vĂ©ritĂ©, c’est d’aller au bout du vrai quels qu’en soient les risques », Ă©crit-il dans Le Chemin de la Croix-des-Âmes. Il lui fallut parfois un beau courage que l’on pense, outre aux injures et insultes qu’il essuya souvent, Ă  ce qu’il fallait de conscience et de dĂ©termination pour tĂ©moigner non aprĂšs mais durant la guerre d’Espagne, alors qu’il Ă©tait aux premiĂšres loges, Ă  Palma de Majorque. Il fut au reste victime de deux tentatives d’attentat qui Ă©chouĂšrent, heureusement, mais Ă©crivit Ă  une de ses niĂšces Il paraĂźt que cette canaille de Franco a mis ma tĂȘte Ă  prix, et dĂ©lĂ©guĂ© ses meilleurs exĂ©cuteurs. Donc, si tu apprends que je me suis tuĂ© en jouant avec une arme Ă  feu, Ă©tant un peu saoul, ne le crois pas, et dĂ©fends ma mĂ©moire ! CI, t. III, p. 311. En 1940 il Ă©crit Les milieux catholiques m’ont donnĂ© ce qu’ils peuvent donner Ă  qui ne les flatte pas – rien. Ils n’ont Ă©videmment rien Ă  dire Ă  un Ă©crivain qui, aprĂšs le Soleil comme aprĂšs le Journal d’un curĂ© de campagne, a sacrifiĂ© deux fois les profits matĂ©riels d’un trĂšs grand succĂšs Ă  ce qu’il croyait son devoir, perdu deux fois, volontairement, un immense public dont, avec quelques concessions, il pouvait tirer honneur et fortune CI, t. II, p. 294-295. L’Ɠuvre romanesque et l’Ɠuvre de combat relĂšvent en fait d’une mĂȘme pensĂ©e il s’agit pour Bernanos de dire chaque fois tout ce que je pense, avec toute la force dont je suis capable » Le Chemin de la Croix-des-Âmes, EEC, t. II, p. 661. Le Soleil de Satan naĂźt de la guerre » Le crĂ©puscule des vieux, p. 65, de l’aveu mĂȘme de Bernanos La guerre m’a laissĂ© ahuri, comme tout le monde, de l’immense disproportion entre l’énormitĂ© du sacrifice et la misĂšre de l’idĂ©ologie proposĂ©e par la presse et les gouvernements
 Et puis encore, notre espĂ©rance Ă©tait malade, ainsi qu’un organe surmenĂ©. La religion du ProgrĂšs, pour laquelle on nous avait poliment priĂ©s de mourir, est en effet une gigantesque escroquerie Ă  l’espĂ©rance. 
 Eh bien ! j’ai cette fois encore fait comme tout le monde. J’ai dĂ©mobilisĂ© mon cƓur et mon cerveau. J’ai cherchĂ© Ă  comprendre » Ibid., p. 28. Je savais que ce n’étaient pas les grandes choses, c’étaient les mots qui mentaient. La leçon de la guerre allait se perdre dans une immense gaudriole. 
 Qu’aurais-je jetĂ© en travers de cette joie obscĂšne, sinon un saint ? À quoi contraindre les mots rebelles, sinon Ă  dĂ©finir, par pĂ©nitence, la plus haute rĂ©alitĂ© que puisse connaĂźtre l’homme aidĂ© de la grĂące, la SaintetĂ© ? » Ibid., p. 68. Toute l’Ɠuvre Ă  venir se trouve dĂ©jĂ  dans les principes qui prĂ©sident Ă  la crĂ©ation de ce roman la saintetĂ© et l’ordre surnaturel du monde, le poids de vĂ©ritĂ© qu’il s’agit de rendre aux mots, la lutte contre les idĂ©ologies – en particulier contre l’imposture du ProgrĂšs –, la figure centrale de l’enfance bafouĂ©e Mouchette et ignorante d’elle-mĂȘme etc. Les modalitĂ©s n’en sont ensuite que secondaires, dans la mesure oĂč elles sont subordonnĂ©es Ă  une certaine idĂ©e de la condition de l’homme » indissoluble pour lui d’une vision catholique du rĂ©el », selon le titre d’une confĂ©rence faite en 1927 Ă  Bruxelles cf. Le crĂ©puscule des vieux. Il y a 
 longtemps, affirme-t-il en 1943, que je crois qu’un vĂ©ritable Ă©crivain n’est que l’intendant et le dispensateur de biens qui ne lui appartiennent pas, qu’il reçoit de certaines consciences pour les transmettre Ă  d’autres, et s’il manque Ă  ce devoir, il est moins qu’un chien. – Ceci, selon moi, n’est qu’un aspect de cette coopĂ©ration universelle des Ăąmes que la thĂ©ologie catholique appelle la Communion des saints. Que ce nom de saints, ne vous fasse pas peur, si vous n’ĂȘtes pas chrĂ©tien !... Il est pris ici dans son sens Ă©vangĂ©lique. C’est le pseudonyme de bonne volontĂ©. – » CI, t. II, p. 510-511. Bernanos reconnaĂźt bien volontiers qu’il a reçu beaucoup de son enfance, Ă  laquelle il est toujours redevable Quant Ă  mes livres, ce qu’ils ont de bon vient de trĂšs loin, de ma jeunesse, de mon enfance, des sources profondes de mon enfance » CI, t. II, p. 502. Ne disait-il pas dĂ©jĂ  dans Les Grands CimetiĂšres sous la lune Qu’importe ma vie ! Je veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidĂšle Ă  l’enfant que je fus. Oui, ce que j’ai d’honneur et ce peu de courage, je le tiens de l’ĂȘtre aujourd’hui pour moi mystĂ©rieux qui trottait sous la pluie de septembre, Ă  travers les pĂąturages ruisselants d’eau 
 de l’enfant que je fus et qui est Ă  prĂ©sent pour moi comme un aĂŻeul. EEC, t. I, p. 404. Les hĂ©ros bernanosiens se prĂ©sentent tous le curĂ© de Lumbres doit acquĂ©rir durement cette qualitĂ© comme des enfants. Jeunes pour la plupart, ils en ont gardĂ© la fraĂźcheur peut-ĂȘtre, l’innocence, la capacitĂ© de s’émerveiller et de faire confiance, parfois accompagnĂ©e d’une certaine maladresse devant les puissants, ceux qui rĂ©ussissent dans la vie. N’est-ce pas au reste ce que leur entourage reproche Ă  Chantal dans La Joie, au curĂ© d’Ambricourt dans Le CurĂ© de campagne, Ă  Constance dans les Dialogues des CarmĂ©lites ? La gaietĂ© des saints qui nous rassure par une espĂšce de bonhomie familiĂšre n’est sĂ»rement pas moins profonde que leur tristesse, mais nous la croyons volontiers naĂŻve, parce qu’elle ne laisse paraĂźtre aucune recherche, aucun effort, ni ce douloureux retour sur soi-mĂȘme qui fait grincer l’ironie de MoliĂšre au point prĂ©cis oĂč l’observation des ridicules d’autrui s’articule Ă  l’expĂ©rience intime », lit-on dans La Joie OR, p. 599. Chantal ne se prĂ©occupe pas de sa vie, qu’elle voit toute petite », alors que son entourage se demande ce qu’elle fera demain. Mais c’est qu’il n’y a pas de demain pour elle l’important est Ă  ses yeux de faire parfaitement les choses faciles » OR, p. 558, de se donner Ă  chaque instant sans rĂ©serve Beaucoup d’ĂȘtre se sacrifient, qui n’auraient pas le courage de se donner » OR, p. 586. Il serait faux en effet de penser que Bernanos, tel les romantiques, regrette le temps de l’enfance. Elle est pour lui devant et non derriĂšre Si je marche Ă  ma fin, comme tout le monde », Ă©crit-il, c’est le visage tournĂ© vers ce qui commence, qui n’arrĂȘte pas de commencer, qui commence et ne se recommence jamais, ĂŽ victoire ! » Les Enfants humiliĂ©s, EEC, t. I, p. 107. L’abbĂ© Chevance, dans L’imposture, est tout aussi enfant que sa fille spirituelle, Chantal, malgrĂ© son grand Ăąge. Bernanos n’écrit-il pas Dans l’état prĂ©sent du monde, devenir un vieillard est presque aussi difficile que de devenir un Saint. Vous croyez qu’on entre dans la vieillesse par anciennetĂ©, imbĂ©ciles ! Vous n’ĂȘtes pas des vieillards, vous ĂȘtes des vieux, des retraitĂ©s » Français si vous saviez
, EEC, t. II, p. 201-202 ? La vĂ©ritable vieillesse est un accueil du jour fidĂšle Ă  l’enfance. Lui-mĂȘme avoue ailleurs J’ai perdu l’enfance, je ne pourrais la reconquĂ©rir que par la saintetĂ© » CI, t. II, p. 503. L’enfance est avant tout une confiance en l’avenir, une maniĂšre de vivre l’aujourd’hui sans s’inquiĂ©ter du lendemain ni se laisser appesantir par le passĂ©, sans se laisser arrĂȘter ou seulement ralentir par la peur. Or Bernanos est sujet, depuis l’enfance, Ă  de terribles crises d’angoisse. On sait qu’il tira un jour un coup de carabine sur le miroir qui le reflĂ©tait ; on se souvient moins, souvent, qu’il vĂ©cut la guerre des tranchĂ©es, ce petit espace de quelques lieues carrĂ©es, grouillant de moribonds » CI, t. I, p. 104, fut enterrĂ© vivant sous un obus durant la guerre et resta plusieurs minutes terribles sous l’avalanche de terre et de fer », suspendu entre vie et mort ; qu’en 1923 une perforation intestinale, aggravĂ©e d’un abcĂšs, d’une infection des reins, d’une cystite, le cloua le ventre entrouvert » prĂšs de deux mois sans antibiotiques, Ă©videmment ; que deux accidents de moto le laisseront infirme
 Choisir la vie », selon le prĂ©cepte biblique, n’est donc pas un vain mot pour lui. Est-il inconvenant de penser que la description si prĂ©gnante qu’il fit bien souvent du suicide 12 dans ses Ɠuvres romanesques ! dĂ©rive aussi de pensĂ©es qui l’assaillirent parfois, mĂȘme s’il les refusait aussitĂŽt ? Lorsqu’il Ă©crit Il est peu d’hommes qui, Ă  une heure de la vie, honteux de leur faiblesse ou de leurs vices, incapables de leur faire front, d’en surmonter l’humiliation rĂ©demptrice, n’aient Ă©tĂ© tentĂ©s de se glisser hors d’eux-mĂȘmes, Ă  pas de loup, ainsi que d’un mauvais lieu » Les enfants humiliĂ©s, EEC, t. I, p. 831, il ne parle pas que des autres, il sait le poids de l’ĂȘtre et ce qu’est la tentation du dĂ©sespoir » Sous le Soleil de Satan, titre de la PremiĂšre partie, chap. 1, OR, p. 116 sq.. Bernanos Ă©tait dans la vie un homme trĂšs gai il avoue fuir la compagnie de ses enfants pour travailler non parce que leur bruit le gĂȘne, mais parce qu’il a toujours envie d’aller jouer avec eux, et son rire Ă©tait contagieux ; il n’est pas question d’en faire un Ă©crivain dĂ©primĂ© qui cultiverait le noir et Ă©crirait pour se dĂ©fouler. Il Ă©tait tout au contraire un homme qui aimait passionnĂ©ment la vie et le doux Royaume de la Terre ». C’est pourquoi il pouvait parler d’ un dĂ©sespoir inflexible qui n’est peut-ĂȘtre que l’inflexible refus de dĂ©sespĂ©rer. Je viens d’écrire ce mot de dĂ©sespoir par dĂ©fi. Je sais parfaitement qu’il ne signifie plus rien pour moi. Autre chose est de souffrir l’agonie du dĂ©sespoir, autre chose le dĂ©sespoir lui-mĂȘme. 
 [L]’espĂ©rance est une victoire, et il n’y a pas de victoire sans risque. Celui qui espĂšre rĂ©ellement, qui se repose dans l’espĂ©rance, est un homme revenu de loin, de trĂšs loin, revenu sain et sauf d’une grande aventure spirituelle, oĂč il aurait dĂ» mille fois pĂ©rir. ... Celui qui, un soir de dĂ©sastre, piĂ©tinĂ© par les lĂąches, dĂ©sespĂ©rant de tout, brĂ»le sa derniĂšre cartouche en pleurant de rage, celui-lĂ  meurt, sans le savoir, en pleine effusion de l’espĂ©rance. ... Si j’ai les Ɠuvres de l’espĂ©rance, l’avenir le dira. L’avenir dira si chacun de mes livres n’est pas un dĂ©sespoir surmontĂ©. Le vieil homme ne rĂ©sistera pas toujours ; le vieux bĂątiment ne tiendra pas toujours la mer ; il suffit bien qu’il puisse se maintenir jusqu’à la fin debout Ă  la lame, et que celle qui le coulera soit aussi celle qui l’aura levĂ© le plus haut » Français, si vous saviez
, EEC, t. II, p. 1174. L’espĂ©rance, vertu de qui a traversĂ© l’épreuve, caractĂ©rise les personnages bernanosiens tout autant que de leur crĂ©ateur. Comme lui, ils savent que [p]our rencontrer l’espĂ©rance, il faut ĂȘtre allĂ© au delĂ  du dĂ©sespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore. 
 L’espĂ©rance est une vertu, virtus, une dĂ©termination hĂ©roĂŻque de l’ñme. La plus haute forme de l’espĂ©rance, c’est le dĂ©sespoir surmontĂ© » La LibertĂ© pour quoi faire ?, EEC, t. II, p. 1262-1263. L’espĂ©rance est un risque Ă  courir », comme l’avenir lui-mĂȘme, [e]lle est la plus grande et la plus difficile victoire qu’un homme puisse remporter sur son Ăąme » La Liberté , p. 1315. Bernanos tenait ainsi particuliĂšrement au chapitre du Journal racontant la rencontre entre le lĂ©gionnaire et le curĂ© d’Ambricourt, oĂč celui-ci connaĂźt le risque bĂ©ni de la jeunesse et reçoit la rĂ©vĂ©lation de l’amitiĂ© Le chapitre que je viens d’écrire, je l’avais sur le cƓur, depuis des mois, presque depuis la premiĂšre ligne de mon livre ». Il prĂ©cise immĂ©diatement Ce n’est pas qu’il vaut mieux que les autres, mais de tous mes bouquins celui-ci est certainement le plus testamentaire. Pour que l’obscur sacrifice de mon hĂ©ros soit parfait, je veux qu’il ait aimĂ©, et compris, Ă  une minute de sa vie, ce que j’ai tant aimĂ© moi-mĂȘme. J’avais besoin d’un grand matin triomphal, et de la parole d’un soldat » CI, t. II, p. 120. Ses personnages connaissent aussi bien la vertu de l’espĂ©rance que ses difficultĂ©s. Si Chantal et l’abbĂ© Chevance, saints lumineux, vivent comme naturellement en elle, ils agonisent pourtant dans des tentations proches du dĂ©sespoir et ont besoin de la compassion d’autrui pour la surmonter. Un bref dialogue de La Joie OR, p. 675 en rend l’essentiel J’ai trop mĂ©prisĂ© la peur, avouait-il un jour, j’étais jeune, j’avais le sang chaud. Comment ! C’est vous qui parlez ainsi, s’était-elle Ă©criĂ©e, vous ? Est-ce que vous allez faire entrer la peur dans le paradis ? 
 Pas si vite ! Pas si vite ! En un sens, voyez-vous, la peur est tout de mĂȘme la fille de Dieu, rachetĂ©e la nuit du Vendredi saint. Elle n’est pas belle Ă  voir – non ! – tantĂŽt raillĂ©e, tantĂŽt maudite, renoncĂ©e par tous
 Et cependant, ne vous y trompez pas elle est au chevet de chaque agonie, elle intercĂšde pour l’homme. » L’espĂ©rance est pour Bernanos non pas le contraire de la peur, mais l’inverse du rĂȘve J’ai mis trente ans Ă  reconnaĂźtre que je n’avais rien, absolument rien. Ce qui pĂšse dans l’homme, c’est le rĂȘve
, affirme Chevance dans La Joie OR, p. 615. Elle est la vertu des forts, de ceux qui choisissent de renoncer aux illusions, aux mensonges sur autrui comme sur soi-mĂȘme. Ainsi l’abbĂ© Chevance reprend-il fermement, presque violemment, le menteur et le pĂ©cheur lorsqu’ils s’attaquent Ă  Dieu et Ă  eux-mĂȘmes c’est tout un Vous avez Ă©tĂ© cruelle exprĂšs, comprenez-vous ? C’est comme si vous aviez tuĂ© votre Ăąme, pour en finir, d’un seul coup » L’imposture, OR, p. 491. L’imposture, qui prĂ©cĂšde La Joie et en constitue le premier volet, prĂ©sente de maniĂšre poignante l’inverse de ces enfants » que sont les saints. Bernanos y critique la mĂ©diocritĂ© des gens d’Église pactisant avec l’esprit du monde et l’ambition, le dĂ©sir de gloire, le vide
 Lorsque l’abbĂ© CĂ©nabre, brillant intellectuel, Ă©crivain de renom, se tourne vers son enfance, il n’y voit que l’ambition de sortir d’un milieu qu’il mĂ©prise et avec lequel il dĂ©cide qu’il n’aura jamais rien en commun » OR, p. 460, un immense orgueil » et une volontĂ© qui ne pourra pas ĂȘtre pliĂ©e mais seulement brisĂ©e. Chacun de ses pas », Ă©crit le narrateur, avait Ă©tĂ© une rupture avec le passĂ© », chacun avait Ă©tĂ© aussi un progrĂšs dans le mensonge. Car [p]our mentir utilement, avec efficace et sĂ©curitĂ© plĂ©niĂšre, il faut connaĂźtre son mensonge et s’exercer Ă  l’aimer ». Ce mĂȘme orgueil qui le pousse Ă  refuser l’enfant qu’il aurait pu ĂȘtre, qu’il Ă©tait avant le choix du mensonge, en fait un prĂȘtre sans la foi », le pire des imposteurs. Pourtant, il cĂ©dera au À quoi bon ? », sinistre parole 
 au principe de tous les abandonnements » OR, p. 461. Il en arrive Ă  des gestes absurdes, que lui-mĂȘme ne s’explique pas, refuse la beautĂ© qui l’entoure et la science qui fut sa gloire ; car lorsque l’ñme est morte, plus rien ne peut vivifier l’ĂȘtre Monsieur Ouine, dont la curiositĂ© dĂ©moniaque, l’avide dĂ©sir de percer le secret des Ăąmes, a causĂ© le dĂ©sespoir et/ou la mort de plusieurs personnes, dĂ©couvre au moment de mourir non pas qu’il n’a rien, comme l’abbĂ© Chevance, mais qu’il n’est rien, qu’il est vide » [E]st-ce possible ? Je me vois maintenant jusqu’au fond, rien n’arrĂȘte ma vue, aucun obstacle. Il n’y a rien. Retenez ce mot rien ! » Mais l’ĂȘtre ne peut vivre ainsi, et Monsieur Ouine ajoute presque aussitĂŽt J’ai faim. 
 Je suis enragĂ© de faim, je crĂšve de faim. 
 On ne me remplira plus dĂ©sormais. 
 HĂ©las ! qu’eussĂ©-je partagĂ© ? Je dĂ©sirais, je m’enflais de dĂ©sir au lieu de rassasier ma faim, je ne m’incorporais nulle substance, ni bien ni mal, mon Ăąme n’est qu’une outre pleine de vent. 
 Je n’ai mĂȘme pas un remords Ă  lui jeter pour tromper sa faim 
. Au point oĂč je me trouve, il ne me faudrait pas moins de toute une vie pour rĂ©ussir Ă  former un remords. 
 Toute une vie, une longue vie, toute une enfance
 une nouvelle enfance. 
 Je ne puis dĂ©jĂ  plus rien donner Ă  personne, je le sais, je ne puis probablement plus rien recevoir non plus » Monsieur Ouine, OR, p. 1552-1555. Tant d’hommes naissent, vivent et meurent sans s’ĂȘtre une seule fois servis de leur Ăąme ». La fidĂ©litĂ© Ă  l’enfance est au contraire une fidĂ©litĂ© au don de soi et Ă  la capacitĂ© de tout recevoir sans jamais s’approprier le don reçu. C’est le miracle des mains vides » dont parle le petit curĂ© d’Ambricourt, qui permet de donner Ă  chacun ce dont il a besoin alors mĂȘme qu’on pense ne pas le possĂ©der pour soi. Il permet de faire face », selon l’expression favorite de Bernanos, Ă  la fois Ă  la monotonie du quotidien et Ă  l’extraordinaire d’évĂ©nements dĂ©routants, jusqu’au plus important de tous, la mort J’entends bien qu’un homme sĂ»r de lui-mĂȘme, de son courage, puisse dĂ©sirer faire de son agonie une chose parfaite, accomplie. Faute de mieux, la mienne sera ce qu’elle pourra, rien de plus. 
 Car l’agonie humaine est d’abord un acte d’amour. 
 Pourquoi m’inquiĂ©ter ? Pourquoi prĂ©voir ? Si j’ai peur, je dirai j’ai peur, sans honte. Que le premier regard du Seigneur, lorsque m’apparaĂźtra sa Sainte Face, soit donc un regard qui rassure ! » Journal d’un curĂ© de campagne, OR, p. 1256. Car la suave enfance monte la premiĂšre des profondeurs de toute agonie » Monsieur Ouine, OR, p. 1428. Se jetant Ă  corps perdu dans la vie, au contraire de tous ceux qui autour d’eux prĂ©fĂšrent les demi-mesures, les abdications discrĂštes, les renoncements silencieux, les enfants », les saints de l’Ɠuvre bernanosienne ne renoncent jamais, car il n’est d’autre mesure pour l’homme que de se donner sans mesure Ă  des valeurs qui dĂ©passent infiniment le champ de sa propre vie » Lettre aux Anglais, EEC, t. II, p. 58. L’épreuve les frappe comme tout un chacun, mais ils l’enveloppent en quelque sorte de la douceur de l’impuissance convaincus qu’ils ne peuvent rien par eux-mĂȘmes, ils s’en remettent Ă  Dieu et ne se prĂ©occupent pas d’ĂȘtre ou non des tĂ©moins, des modĂšles ou des objets de scandale la mort du curĂ© d’Ambricourt chez son ancien collĂšgue de sĂ©minaire, prĂȘtre dĂ©froquĂ©, malade vivant en concubinage avec une pauvre fille, son ancienne infirmiĂšre peut bien sembler dĂ©concertante aux yeux des bien-pensants, elle est le lieu oĂč le prĂȘtre accomplit pleinement sa vocation, oĂč il se rĂ©concilie » dĂ©finitivement avec lui-mĂȘme, avec cette pauvre dĂ©pouille » Journal d’un curĂ© de campagne, OR, p. 1258. Car Ce n’est pas l’épreuve qui dĂ©chire, c’est la rĂ©sistance qu’on y fait. Je me laisse arracher par Dieu ce qu’il voudrait que je lui donne. ... Certes, je n’ignore point que Dieu me veut tout entier, et j’ai toujours quelque chose Ă  lui dĂ©rober, je ruse avec lui risiblement. C’est comme si je voulais Ă©viter son regard, qu’il a si fermement posĂ© sur moi, pour toujours. Au premier signe de soumission, tout s’apaise. La douleur a retrouvĂ©, dedans, son Ă©quilibre » aoĂ»t 1918. En dĂ©finitive, nous sommes nous-mĂȘmes l’épreuve qu’il nous faut courir. Le curĂ© d’Ambricourt reconnaĂźt au moment de sa mort Il est plus facile que l’on croit de se haĂŻr. La grĂące est de s’oublier. Mais si tout orgueil Ă©tait mort en nous, la grĂące des grĂąces serait de s’aimer humblement soi-mĂȘme, comme n’importe lequel des membres souffrants de JĂ©sus-Christ » Journal, OR, p. 1258. Ces propos rejoignent ceux des Enfants humiliĂ©s, Ă©crits presque en mĂȘme temps La difficultĂ© n’est pas d’aimer son prochain comme soi-mĂȘme, c’est de s’aimer assez pour que la stricte observation du prĂ©cepte ne fasse pas tort au prochain » EEC, t. I, p. 827. Contre l’épreuve que nous sommes Ă  nous-mĂȘmes, il n’est d’autre remĂšde, pour Bernanos, que de s’en remettre Ă  Dieu de toute chose, en Ă©vitant Ă  tout prix le mĂ©pris, en ne comptant jamais que sur cette espĂšce de courage que Dieu dispense au jour le jour, et comme sou par sou » Dialogues, OR, p. 1652. Qu’importent alors les changements, les imprĂ©vus, les humiliations de toutes sortes, les choix crucifiants
 L’important est d’avancer, toujours. Les pages de Bernanos sur la beautĂ© de la route dans Monsieur Ouine en disent quelque chose Qui n’a pas vu la route Ă  l’aube, entre ses deux rangĂ©es d’arbres, toute fraĂźche, toute vivante, ne sait pas ce que c’est que l’espĂ©rance » OR, p. 1409, pense Philippe. Et cette route le pousse Ă  s’interroger sur l’importance du jour prĂ©sent “Pourquoi pas demain ? Demain, il serait trop tard. L’occasion perdue ne se retrouvera pas. À vingt-quatre heures prĂšs, se dit-il avec ivresse, on perd sa vie.” Et certaine voix caressante jamais entendue, aussi terrible dans ce matin clair que l’image de la voluptĂ© sur un visage d’enfant, soupire indĂ©finiment “Perds-la ! perds-la !” Certaine phrase, lue quelque part il ne sait oĂč, hĂ©las ! va et vient dans sa mĂ©moire avec la rĂ©gularitĂ© d’un battant d’horloge. “Qui veut sauver son Ăąme la perdra
 qui veut sauver son Ăąme
 qui veut sauver
” Zut ! » Monsieur Ouine, OR, p. 1408-1409. Philippe renonce pourtant. Blanche de la Force, la petite sƓur Blanche de l’Agonie du Christ », qui rappelle Jeanne relapse et sainte », semble dans un premier temps assez semblable dĂ©sespĂ©rant de pouvoir surmonter sa peur, elle abandonne sa communautĂ© et fuit au chĂąteau de son pĂšre. Lorsque MĂšre Marie vient la chercher, lui rappelant le vƓu de martyre qu’elle a prononcĂ©, Blanche se rĂ©fugie dans sa peur et dans le mĂ©pris qu’elle inspire. Mais le malheur 
 n’est pas d’ĂȘtre mĂ©prisĂ©e, mais seulement de se mĂ©priser soi-mĂȘme », lui rappelle la religieuse, car cela incite Ă  toutes les dĂ©missions et ouvre la porte au dĂ©sespoir, qui ferme, lui, tout avenir. Blanche, comme Jeanne, reviendra sur le moment de lassitude, de peur, de faiblesse, qui lui fit renoncer un temps non seulement Ă  la parole donnĂ©e mais Ă  la vĂ©ritĂ© qu’elles entrevoyaient. La derniĂšre Ă  l’échafaud », elle reprendra la priĂšre des carmĂ©lites guillotinĂ©es et, s’offrant d’elle-mĂȘme au bourreau, portera leur priĂšre Ă  son terme. Elle assumera alors, sans trop savoir comment, le don de la fidĂ©litĂ© d’une autre. Car la fidĂ©litĂ© au don de l’enfance, au don tout court, est essentielle non seulement pour soi mais pour autrui. Il faut voir lĂ  une consĂ©quence de la Communion des saints, dogme essentiel pour Bernanos. De mĂȘme que nous pouvons prier les uns Ă  la place des autres » Dialogues des carmĂ©lites, OR, p. 1586, de mĂȘme [o]n ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou mĂȘme les uns Ă  la place des autres, qui sait ? » Dialogues, OR, p. 1613. La vie nous engage donc bien au delĂ  de ce que nous pourrions imaginer ou apprĂ©hender. C’est pourquoi il est essentiel, aux yeux de Bernanos, d’y faire tout son possible, dans le domaine qui est le nĂŽtre, Ă  la place oĂč Dieu nous a mis » d’autres, dont nous ne saurons peut-ĂȘtre jamais rien ici-bas, dĂ©pendent de notre fidĂ©litĂ©. Son engagement littĂ©raire, sa fidĂ©litĂ© Ă  sa vocation naissent de cette conviction. Qui ne dĂ©fend la libertĂ© de penser que pour soi-mĂȘme, en effet, est dĂ©jĂ  disposĂ© Ă  la trahir. Il ne s’agit pas de savoir si cette libertĂ© rend les hommes heureux, ou si mĂȘme elle les rend moraux. 
 Il me suffit qu’elle rende l’homme plus homme, plus digne de sa redoutable vocation d’homme, de sa vocation selon la nature, mais aussi de sa vocation surnaturelle » La France contre les robots, EEC, t. II, p. 989. Je ne me sens pas du tout la conscience du monde », explique Bernanos Ă  la fin des Enfants humiliĂ©s. Mais c’est assez dire que la petite part de vĂ©ritĂ© dont je dispose, je l’ai mise, ici, Ă  l’abri des menteurs. S’il ne dĂ©pendait que de moi, je voudrais l’enfouir encore plus profond, car c’est Ă  elle que je tiens 
. J’ai reçu ma part de vĂ©ritĂ© comme chacun de vous a reçu la sienne, et j’ai compris trĂšs tard que je n’y ajouterai rien, que mon seul espoir de la servir est seulement d’y conformer mon tĂ©moignage et ma vie. Peu de gens renient leur vĂ©ritĂ©, aucun peut-ĂȘtre
 ils se contentent de la tempĂ©rer, de l’affaiblir, de la diluer. “Ils mettent de l’eau dans leur vin”, comme cette expression populaire me paraĂźt juste, profonde ! Mais elle ne convient pas Ă  toutes les espĂšces de trahisons envers soi-mĂȘme. 
 Je comprends de plus en plus que je n’ajouterai rien Ă  la vĂ©ritĂ© dont j’ai le dĂ©pĂŽt, je ne pourrais m’en donner l’illusion. C’est moi-mĂȘme qui devrais me mettre Ă  sa mesure, car elle Ă©touffe en moi, je suis sa prison, et non pas son autel » EEC, t. I, p. 901-902. Son journal des derniĂšres annĂ©es, son agonie et sa mort À nous deux ! » lui lança-t-il au dernier moment tĂ©moignent de la fidĂ©litĂ© avec laquelle il chercha Ă  se rendre adĂ©quat Ă  cette vĂ©ritĂ©. Bibliographie Georges Bernanos, ƒuvres romanesques, PlĂ©iade, 1962, 1992 Essais et Ă©crits de combat, t. I, PlĂ©iade, 1971, 1988 t. II, PlĂ©iade, 1995 Correspondance inĂ©dite, t. I et II, Plon, 1971 t. III, Plon, 1983 Le CrĂ©puscule des vieux, Gallimard, NRF, 1956 Jean-Loup Bernanos, Georges Bernanos Ă  la merci des passants, Plon, 1986 AllAllTitlesTV EpisodesCelebsCompaniesKeywordsWatchlistSign InENFully supportedEnglish United StatesPartially supportedFrançais CanadaFrançais FranceDeutsch Deutschlandà€čà€żà€‚à€Šà„€ à€­à€Ÿà€°à€€Italiano ItaliaPortuguĂȘs BrasilEspañol EspañaEspañol MĂ©xico

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